Hideo Gosha avait entamé mon initiation des films de samurai il y a fort longtemps par Goyokin, l'Or du Shogun. Ma culture du genre étant désormais bien plus étoffée, je me devais de le revoir pour le situer parmi mes découvertes plus récentes. Le plaisir fut encore plus grand à observer Tatsuya Nakadai dans son apparence la plus charismatique qui soit : celle de son chef d'oeuvre Harakiri. Ce samurai devenu rônin arbore sa barbe noire, symbole de vengeance et de déracinement clanique. Sombre était Nakadai dans le film de Kobayashi, plus sombre encore il apparait dans Goyokin.
Au début du XIXème siècle, un vaisseau shogunal rempli d'or s'échoue dans une baie bordée d'un village d'une trentaine d'habitants, lesquels disparaissent tous sans laisser la moindre trace. Il obtiennent ainsi le surnom populaire de villageois "enlevés par les dieux". Le rapport de disparition du vaisseau n'indiquant sans aucune exactitude le lieu du naufrage, la disparition de l'entièreté des villageois ne sût être prouvée comme corollaire au naufrage du navire shogunal. Magobei Wakizaka (Nakadai), samurai du clan Sabai, s'affranchit subitement de ses devoirs en quittant le clan dès le début du film pour devenir rônin. Il convient de son départ sans retour du clan avec son chef et ami Tatewaki -frère de sa femme- en faisant promettre à ce dernier de ne jamais recommencer. Lorsqu'il s'avère que cette promesse est sur le point d'être rompue, Magobei va tout tenter pour empêcher une nouvelle fois le populaire "enlèvement par les dieux"...
On peut voir en le prologue de Goyokin la mort d'un samurai et la naissance d'une vengeance aiguisée, aussi redoutable que solennelle. L'enseignement du bushido, qui tient en quelque sorte lieu de jus cogens (lois coutumières supérieures de droit international) aux samurai, a rarement été aussi absent, chronologiquement j'entends, dans un film du genre chanbara que dans ce Goyokin de Gosha. Est-il nécessaire de rappeler l’idolâtrie et l'engouement qu'ont suscité cette caste d'hommes que représentent les samurai au travers de quantités d'oeuvres du genre ? Gosha assaisonne avec brio cette vision idéalisée d'une des plus grandes fiertés du Japon en humanisant ses personnages et son univers. Il met ainsi en exergue certaines facettes du samurai qui contrecarrent l'héroïcité popularisée de ce "chevalier" japonais pour rendre factices les aspects homériques qui lui sont habituellement conférés.
C'est ainsi qu'il inculque dans la personnalité de ses personnages un souffle avide et égoïste qui va à l'encontre de cette carrure héroïque, loyale et serviable énoncée par le bushidô. "Enoncée" car le code du bushidô n'a rien d'écrit ; c'est un code moral de transmission intergénérationnelle qui se vit et s'inculque naturellement par le biais de l'éducation. Toujours est-il que Gosha oblitère les traits de caractère moralement justes du samurai pour composer avec la part sombre de l'homme. Chacun des samurai qu'il met en scène se voit affranchi des valeurs honorables qui ont construit la légende de ces bushi. Loyal, le samurai commun du clan Sabai l'est à outrance puisqu'il perpétue sans rechigner les exactions ordonnées par son chef de clan, Tatewaki. Mais c'est justement par cette obédience aveugle que Gosha destitue toute valeur de cette loyauté exacerbée afin de la rendre aussi absurde qu'absconse.
Cette critique ouverte des samurai se pose en précurseur de l'abolition de cette caste, comme annonciatrice de la disparition d'une fierté millénaire du Japon. De surcroît, l'histoire se déroule au XIXème siècle, soit une poignée de décennies avant la construction de l'ère Meiji qui sera symbole de la révolution industrielle nippone. Faisant suite à la fameuse bataille de Toba-Fushimi de 1868 qui opposa le pouvoir shogunal des Tokugawa aux clans du sud clamant des velléités d'abolition de ce pouvoir shogunal, l'ère Meiji sonna le glas de la caste des samurai en promettant une vision idéalisée et onirique d'une société ou chaque Homme est égal. Ainsi cette vision désenchantée du samurai par Gosha serait-elle un symbole d'une caste qui a oublié ses propres fondements, la faisant barboter vainement au creux de la main des puissants. Mais finalement, cela ne fut-il pas toujours le cas ?
C'est tout du moins dans cet esprit qu'il a fait de son héros un Magobei dénué de toute empathie et d'attaches émotionnelles. La rectitude, trait de caractère certainement le plus important "dicté" par le bushido qui inculque au samurai une ineffable volonté de se battre en faveur de la justice, est symboliquement le plus absent de Goyokin, en témoigne la personnalité de Magobei qui en est totalement dépourvue. Tout ce qu'il entreprend ne fait que poursuivre une volonté égoïste alimentée par le flamboiement de la vengeance, rien de ce qu'il fera ne sera autrement animé que pour servir son intime vendetta envers son ancien clan. Car c'est la volonté de rédemption qui le motive, non celle de défendre le faible. Il l'avouera lui-même, il est mort le jour où il a assisté sans rien faire au massacre des villageois. Alors lorsqu'il apprend qu'un tel massacre est sur le point de se reproduire, cela lui procure l'effet d'un présage divin, comme une promesse de la fin de son propre purgatoire s'il parvient à l'empêcher.
Le retour du rônin dans son ancien clan marque le début d'une guerre de profits personnels, d'une succession de vindictes frisant l'absurde avec mélancolie et majesté. Car les combats sont superbes. Ils prennent place en tous lieux -grange, falaise, plage, forêt, neige...- comme un symbole de l'universalité de la violence et l'aberration inévitable qu'elle emporte dans son souffle, souffle ici qui touche chacun des éléments, feu, glace, terre et vent. Gosha, qui a tourné en extérieur la plupart de ses scènes, est parvenu à rendre sublime tout ce qui n'est pas censé l'être. C'est ainsi que trahisons, violence et mort prennent dans Goyokin une teinte fascinante de magnificence grâce à une réalisation incroyable qui nous attire sans fioritures dans cet univers où la laideur de l'être humain parait s'élever dans des strates célestes que l'on se prend malgré nous à savourer avec avidité.
Il y eût du sang sur la neige. Beaucoup de sang. Mais la neige est telle une déité conciliante, elle absout, pardonne et efface tout, car elle est témoin de l'absurde de l'Homme depuis la nuit des temps. Elle est beauté, salvatrice ou maligne, douleur et bonheur, vie et mort. Le dernier plan dans lequel vent et neige s'accouplent avec une dextérité visuelle époustouflante, ne manquera pas d'imager le souffle aux saveurs épiques de Goyokin.