"Gozu" est un film pratique. Il est facilement présentable, car plusieurs raccourcis sont à portée de main.
Il peut d'abord être immédiatement renvoyé à la catégorie fourre-tout des "curiosités japonaises", ces œuvres défiant les codes occidentaux et provoquant nombre de réactions polarisantes chez les spectateurs : rire, mépris, indignation, nausées. Depuis des années, les youtubeurs font leur profit de la traite de cette altérité.
Et puis il y a ceux qui sont déjà moins facilement angoissables (l'humour étant toujours une défense). Ce sont ceux qui envoient immédiatement "Gozu" dans le ghetto des "films de Takashi Miike". Ces familiers de l’œuvre du réalisateur l'associent alors immédiatement aux récurrences de l'artiste japonais : perversion, violence extrême, subversion des normes et surtout, la surprise.
Parler de "surprise" est en effet adapté avec Miike, car "on ne sait jamais jusqu'où cela va aller". Et à ce titre, "Gozu" nous sert et nous ressert. Cela démarre comme un film de Yakuza classique, où le héros doit se débarrasser d'un mentor devenu un peu trop paranoïaque et incontrôlable pour son clan. Très vite le récit devient glissant, la disparition inexpliquée de cet élément perturbateur entraînant le protagoniste dans une succession de saynètes absurdes à mi-chemin entre le cauchemar éveillé et le récit initiatique. Mais plutôt que s'égosiller devant les nombreux éléments saisissants du film, posons-nous une question : pourquoi Miike passe-t-il autant de temps à filmer des choses bizarres ?
Il explique dans une interview son point de vue : ce qu'il filme n'est en vérité jamais bizarre pour lui. Nos normes ne sont pas les siennes. A l'inverse, ce qui nous est anodin est pour lui difficilement tenable. Il explique par exemple qu'il se sent très mal face à la banalité du quotidien. Regarder un film dans lequel un "simple" accident de voiture est mis en scène lui est insupportable. La fragilité, l'éphémère de la vie humaine, sont des choses qui le dépassent complètement
C'est peut-être ça qui constitue la particularité de Miike. "Gozu" m'a rappelé son statut d'auteur à part entière. Un artiste qui acquiesce la spécificité de son regard, jouant avec ses obsessions pour en dégager des œuvres magnétiques, fascinantes. Ce n'est pas juste du "n'importe quoi". C'est même d'ailleurs loin d'être du n'importe quoi, si l'on en croit les très nombreuses références aux mythologies japonaises et grecques dissimulées dans le film. Les codes ne nous sont pas fournis, pré-mâchés, logés derrière une énigme. Et de toute façon il n'y a pas vraiment besoin de les avoir pour apprécier le film. Pour peu qu'on se laisse porter, "Gozu" nous berce dans un trip délicieusement sidérant. Un puzzle incompréhensible dont on suit pas à pas la pose des pièces, guidés par un étrange sentiment de cohérence nous échappant dès que nous essayons de mettre un mot dessus.
Le film commence par un personnage expliquant que tout ce qu'il va dire n'est qu'une blague.
Le film se termine par un personnage nous riant à la figure.
C'est en effet une drôle de plaisanterie qui nous est offerte, remplie d'images prêtes à nous dégonder, nous forçant à dégainer les idées préconçues pour nous protéger de leur altérité. "Gozu" est aussi salvateur que la poésie. Et les bons poèmes, on n'a pas trop envie de s'attarder à les décortiquer. On les laisse nous traverser pour qu'ils repartent comme ils sont venus, on ne sait pas trop d'où, on ne sait pas trop vers quoi.
Et peut-être que d'ici quelques années je repenserais soudainement à un petit détail de "Gozu", qui me reviendra sans aucune explication et qui repartira aussi sec. La magie du cinéma.