Que dire au sujet de "Grave", le 1er long métrage de Julia Ducournau, à part qu'il est "grave bon"?
Eh bien, on peut commencer par dire que ça faisait un moment qu'on attendait en France un film de genre non seulement efficace et bien foutu techniquement, mais aussi intelligent, malin et bien interprété!


C'est vrai qu'on a malheureusement pris l'habitude dans le paysage cinématographique hexagonal de ne voir -en gros, hein, je schématise un peu- que des drames psychologiques au rythme lancinant, ou des comédies populaires plus ou moins drôles et gros sabots... Certains genres, comme la science-fiction, la série B d'action, le thriller, ou encore l'horreur, ne sont que très rarement produits et explorés, et quand par bonheur ils le sont, ça donne, sauf exception, bien souvent et malheureusement des films sans véritable relief, un peu unidimensionnels... Est-ce un problème de manque d'imagination, d'ambition des artistes, ou bien d'ouverture d'esprit du côté des instances qui subventionnent les productions françaises? La question est complexe et ce n'est pas à moi d'y répondre ici, je ne fais que constater.


Alors quand par bonheur un thriller horrifique franco-belge (faut-il y voir un signe?) décroche tout un tas de prix (notamment le Prix de la Critique et le Grand Prix du Jury du Festival de Gérardmer!), obtient des avis globalement très élogieux, fait un carton en salles (déjà 4 semaines d'exploitation et il continue à attirer du monde) et s'exporte même avec succès à l'étranger et notamment aux States, on a de quoi se réjouir sans bouder son plaisir!


"Grave", c'est l'histoire de Justine, une toute jeune nana à peine sortie de l'enfance, qui entame des études dans une école vétérinaire prestigieuse. Elle ne fait là que suivre la tradition familiale puisque ses deux parents sont vétos, et que sa soeur Alexia l'a devancée dans l'école en question, où elle est pour sa part en deuxième année. Autre tradition familiale, Justine est végétarienne depuis toujours, alors quand, lors d'un rituel de bizutage, elle cède à la pression et mange un bout de viande crue, elle vit particulièrement mal l'expérience... Mais les conséquences de ce geste qui pourrait sembler anodin pour certains, seront radicales dans son cas : physiquement traumatisée par l'expérience, elle va sentir se développer en elle des faims nouvelles, d'irrépressibles et exponentiels désirs de chair qui bouleverseront totalement sa vie jusque-là si sage.


Le premier atout du film, c'est son actrice principale, Garance Marillier, dont c'est le premier rôle au cinéma. Elle incarne à merveille cette Justine qui passe d'un monde à l'autre, de celui de l'enfance insouciante et naïve à celui des adultes, dur, exigeant, fait de nouvelles libertés mais aussi de conséquences à assumer, d'expériences inédites et excitantes, mais non exemptes de dangers divers et variés. Quittant pour la première fois le cocon familial pour s'installer sur le campus de l'école vétérinaire avec un colocataire gay nommé Adrien (interprété avec conviction et efficacité par Rabah Naït Oufella, qu'on a eu plaisir depuis à retrouver récemment dans le surprenant "Patient(s)" pour un petit rôle intéressant), la jeune fille réalise progressivement qu'elle devient femme alors qu'elle ne s'y attendait pas vraiment, et la comédienne évolue avec subtilité sur le fil de cette troublante transition. On voit et on sent en elle le conflit des émotions contradictoires, la peur, le dégoût, la fascination, l'excitation, la jubilation...


Le second point fort de "Grave", c'est la qualité de ses maquillages et effets spéciaux, réalisés avec une maîtrise saisissante qui rend tout crédible. Même si on a peut-être un peu trop parlé de personnes qui avaient fait des malaises au cinéma devant les scènes gore du film, ce n'est en définitive pas tellement étonnant car on y croit toujours et il n'est donc pas si surprenant que les âmes les plus sensibles aient été puissamment impactées par les séquences en question.


Mais au-delà de l'aspect purement gore, c'est aussi la réalisation de Julia Ducournau et le travail de son directeur photo Ruben Impens ainsi que du compositeur Jim Williams et d'une ambiance sonore soigneusement élaborée, qui font du film un thriller horrifique terriblement efficace. Tous ces éléments se marient à la perfection pour surprendre le public (sans jamais abuser de procédés éculés comme le "jump-scare"), lui faire perdre ses repères, instiller la gêne ou le malaise à des moment judicieusement choisis, tout en maintenant une rythmique maligne, ménageant des respirations salutaires qui ancrent cette histoire dans l'univers crédible de jeunes étudiants qui profitent de la vie et n'attendent rien ni personne pour en sucer la substantifique moelle.
On note aussi certaines références bien senties à des films qui ont dû marquer la réalisatrice, comme par exemple une séquence traitant du phénomène de manque lié aux addictions et qui fait penser à un certain film du brillant Danny Boyle...


Enfin, le dernier atout, et non le moindre, de "Grave", c'est l'intelligence de son scénario. Julia Ducournau se fait plaisir en réalisant un film gore et dérangeant à souhait, mais en profite surtout pour aborder des questions intéressantes rarement creusées dans des productions de genre dans nos contrées.
Elle y décortique sans manichéisme lourdingue les mécanismes inhérents à la pression sociale dans des institutions telles que de grandes écoles. Tout est-il à jeter dans le bizutage, ou permet-il dans certains cas une puissante cohésion malgré la bêtise apparente des activités qui y sont associées? La réponse n'est pas "prémâchée", et c'est à chacun d'y réfléchir et de se faire sa propre idée.
Elle dépeint avec force et sans peur de choquer (peut-être même avec délectation en fait) l'éveil à la sexualité et au corps en général, avec un point de vue intéressant sur des pratiques qui peuvent paraître comme "déviantes" aux plus prudes. Mention spéciale à une scène face à un miroir où la dimension diégétique/extra-diégétique du titre "Plus putes que les putes" du groupe Orties donne une séquence particulièrement marquante!
La réalisatrice/scénariste explore également la complexité des relations familiales, et particulièrement des liens entre soeurs, parfois à cheval entre des agaceries cruelles et un attachement puissant et féroce. A cet égard les rapports entre Justine et sa soeur aînée Alexia, déjà émancipée de la cellule familiale, sont très intéressants à suivre, et la prestation d'Ella Rumpf dans le rôle de cette dernière est aussi de qualité, même si on regrette un peu qu'elle n'ait pas gommé davantage certaines intonations "meuf de cité" qui nuisent par moments à la crédibilité du postulat voulant que les deux jeunes femmes aient grandi dans la même famille et le même contexte bourgeois...
Evidemment, les connexions entre des thèmes comme la sexualité, la nourriture, et la mort, trouvent dans un tel film un écho particulièrement bien senti, et là encore les questions morales et éthiques ne sont pas évacuées mais restent ouvertes à l'appréciation éclairée des spectateurs.


En dire davantage risquerait de déflorer les ressorts de l'intrigue et donc de gâcher le plaisir de la découverte à ceux qui n'ont pas encore vu ce film si singulier, et je m'arrêterai donc là, non sans préciser que "Grave" a été pour moi encore plus délectable "réchauffé" lors d'une seconde séance en salle obscure (un peu comme un plat de lasagnes, encore meilleur le lendemain ^^), et après vous avoir chaudement recommandé de ne pas manquer l'occasion de voir ce film puissant et fascinant au cinéma!

CharlesLasry
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le 10 avr. 2017

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Charles Lasry

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