Voilà que je m'acquitte d'un vieux rêve.
"Guerre et Paix" de Tolstoï est un de mes grands livres même s'il a été détrôné il y a quelques années par "Anna Karenine". Jusqu'à maintenant, en termes d'adaptation au cinéma, je m'étais toujours contenté de la pas si mauvaise version de King Vidor de 1956.
J'avais lu avec envie les critiques de mes éclaireurs Arthur Debussy et Procol Harum. Plume en faisait aussi l'article à l'occasion de sa critique du film récent Napoléon. Et, enfin, j'ai fini par trouver une édition DVD en VOST français (qui contient même une VF dont je parlerai brièvement à la fin). Et de nombreux bonus.
Il y a quelques semaines, le film de Bondarchuk était même à l'affiche d'un cinéma à Rouen à environ une soixantaine de km d'où j'habite. Mais, (par manque de courage ?), je n'ai pas eu envie de me farcir 7 heures de cinéma même correctement organisées, je n'en doute pas. Oui, bien sûr, en grand écran ça doit être quelque chose et j'ai probablement loupé une dimension.
Oui, mais le DVD présente aussi d'autres avantages dont la possibilité (importante) du retour et de surtout de la maîtrise du temps.
Bref, nous y voilà au sortir du visionnage de ce chef d'œuvre.
D'abord, c'est bien sûr un chef d'œuvre, ce film des superlatifs en termes de budget, du nombre de figurants, du nombre de personnages du roman.
D'abord, parlons des personnages
J'avais toujours regretté dans le film de Vidor les impasses faites sur certains personnages très beaux comme celui de Marie Bolkonskaia ou Sonia Rostov … Et puis, il faut bien avouer que chez Vidor, les personnages étaient quand même un peu américanisés. Même si Audrey Hepburn dans le rôle de Natacha Rostov ne se tenait pas si mal.
Mais le film de Bondartchuk pulvérise les personnages de Vidor.
D'abord, le personnage, qui est le fil rouge du roman, Pierre Bezoukhov, déjà correspond à la description physique du roman : une force de la nature, binoclarde, mal dégrossie et pataude. C'est carrément le réalisateur, Bondartchuk, qui s'y colle ; effectivement, je pense qu'il a parfaitement endossé le personnage de Tolstoï, qu'on voit errer sur le champ de bataille de Borodino ou dans Moscou en flammes ou encore au bal où il chaperonne Natacha. C'est strictement le Bezoukhov de Tolstoï. Rien à voir avec Henri Fonda qui n'avait gardé du personnage que l'essentiel, son pacifisme. Tandis que là, Bondartchuk exprime l'âme slave si difficile à définir mais qu'on reconnait à ce mélange de sauvagerie, de romantisme, d'exaltation ou de renoncement. Mais qui s'enflamme pour un rien et est profondément éprise de liberté. Le Bezoukhov du film (comme celui du roman) a vécu en Europe et avait admiré la Révolution Française et même Napoléon, avant ses délires de conquêtes. Comme Tolstoï, le personnage est "open mind" (comme on dit en bon français) pour les idées nouvelles. Et le film traduit très bien ce chemin initiatique que Bezoukhov suit tout au long du roman pour retrouver son âme russe et se conclure positivement en un hymne à la paix, à la communion de la nature et de la vie.
Ensuite, il y a le personnage de Natacha Rostov qui va suivre aussi un chemin initiatique parsemé d'embûches, de malheurs et d'erreurs. C'est le personnage exalté, sauvage, romantique, un tantinet naïf, épris de liberté. Encore une véritable âme slave !
Le personnage est interprété par Lioudmila Savelieva dont il semble que ce soit son premier rôle. J'ai peur de dire que malgré tous les mérites d'Audrey Hepburn, là, on rencontre la pureté absolue, la grâce infinie. La photographie est particulièrement soignée. On ne peut que s'émouvoir devant le petit oisillon, à peine sorti du nid, qui se heurte à des gens pas forcément bienveillants. Ah, l'attitude électrisée et si humaine de Natacha lors du grand bal impérial...
La première femme de Bezoukhov, Helene Kouraguine est interprétée par Irina Skobtseva. À son entrée en scène, elle m'a paru trop grande dame mais rapidement j'ai vraiment apprécié ce choix subtil du metteur en scène pour décrire une femme toxique qui cache bien son jeu.
Que dire d'autre sur les autres personnages sinon qu'ils traduisent bien cette dichotomie de la société russe entre une aristocratie toute puissante, riche et très condescendante et un peuple asservi. Une aristocratie dont Tolstoï était très critique sur son aptitude et sa pertinence à gouverner ou gérer des grandes propriétés foncières. Evidemment, ici, Bondartchuk, en 1966, ne peut qu'enfoncer le clou.
Quelque chose m'a étonné car j'étais sûr qu'un réalisateur russe, en 1966, ne pouvait en faire l'impasse. Dans le roman, Tolstoï évoque longuement après la bataille de Borodino la transformation de l'armée tsariste en petites entités pour harceler la grande Armée en pleine retraite et en pleine déconfiture (personnages de Dolokhov, de Denissov). Pour faire court, Tolstoï parle de ce qu'on appellera des partisans lors de la guerre de 39-45. Or le film l'évoque rapidement à travers le personnage de Petia Rostov. J'étais bien certain que ce passage aurait été plus développé comme un lien avec l'Histoire plus récente de résistance face à un envahisseur.
La mise en scène
Elle est extraordinaire d'abord par sa conjonction parfaite avec la musique. Par un effort d'esthétique avec des fondus-enchainés de personnages lors de leurs rêves ou de leurs méditations, surtout une belle photographie.
Il y a bien sûr, les bals, les rencontres des personnages, les réceptions, les soirées au théâtre, les somptueux costumes. Ah, la rencontre sulfureuse de Natacha et Hélène au théâtre, Ah, la première rencontre de Natacha et Pierre Bezoukhov au grand bal impérial ou celle de Natacha et Bolkinski sur son lit de mort ou etc : c'est toujours du sur-mesure et du fait main.
Et puis il y a les batailles superbement réalisées. Les mouvements de troupe, les erreurs de stratégie, les canonnades, la fumée, le sang, la mort, la boue, on s'y croirait. On ne peut vraiment pas en dire "Dieu que la guerre est jolie". Mais on apprécie la lisibilité et le rendu de ces batailles.
Techniquement, c'est une réussite car c'est très réaliste. Le bonus du coffret montre les différents appareils utilisés pour faire les travellings ou les plongées ou contre-plongées que ce soit à l'aide de chariots ou de téléphériques. Personnellement, n'y connaissant pas grand-chose, je suis facilement impressionné. Une chose est sûre, on n'est pas dans le numérique … Ici, il y a les figurants (plus de 100 000, ai-je lu) et il y a le matos.
Faut-il faire un reproche après ma longue liste de qualités ? OUI. Il est impératif de voir le film en VOST. La VF est incroyablement mauvaise. C'est même, limite, scandaleux. D'abord, il y a des passages entiers qui ne sont pas doublés avec la désagréable surprise que les voix du même personnage changent d'un passage à l'autre !
Et pourtant c'est Marina Vlady (dont j'aime beaucoup la voix pleine de candeur) qui assure le doublage du personnage de Natacha. Mais le passage à deux voix distinctes gâche vraiment trop le personnage.
En conclusion, Bondartchouk a fait un vraiment très bon film somptueux et éblouissant où l'amateur (un peu passionné et forcément pas très objectif) de l'œuvre de Tolstoï que je suis, se retrouve complètement …