Le pape est mort. Mais pas Dieu : le conclave se réunit afin d'élire le successeur. Plusieurs votes passent, les concessions se font et se défont, et de la fumée blanche naît enfin le compromis. Mais les milliers de fidèles regroupés sur la place Saint-Pierre tardent à voir poindre au balcon le nez du nouveau souverain pontife : que peut-il bien se tramer là-haut ? La responsabilité est telle, que le cardinal fraîchement élu angoisse à l'idée d'endosser le rôle-clé... Trop de responsabilités ? Peur de ne pas être à la hauteur ? Rien de tout ça, nous répond Nanni Moretti.
À l'origine, il y a deux mondes en totale opposition : celui du conclave, qui progresse calmement vers la salle où aura lieu le vote, dans une symétrie et un ordre impassibles ; et celui de l'extérieur, avec ses journalistes, en comparaison, aussi stupides qu'irrévérencieux. Mais très vite, le ton est donné, avec cette coupure de courant qui brise en un instant l'apparente sérénité. La révélation, c'est que les cardinaux sont des gens comme vous et moi : ils trébuchent, comme tout le monde. La scène du vote rappelle étrangement le scolaire d'une classe de collégiens, avec ses indécis aux yeux baladeurs, accompagnés de leurs réflexions intérieures que l'on découvre avec surprise : « Pas moi, Seigneur ! »
Ainsi est élu — malgré lui, et sous le poids du sacerdoce — Melville, le cardinal français (un rôle interprété avec maestria par Michel Piccoli), outsider à 90 contre 1, après l'interminable combat entre les favoris Aguilar et Bikila. Habemus Papam ! Mais au moment de se présenter à la foule impatiente, un terrible effroi s'empare de lui : il crie, et il fuit. Même le meilleur des psychiatres (Nanni Moretti en personne, oscillant entre auto-dérision et caricature un brin surjouée) dépêché sur place ne parvient pas à percer ce mystère, et se retrouve en quelque sorte pris en otage dans ce microcosme gérontocratique. La notion même d'inconscient est assez difficile à accepter dans le milieu...
C'est pendant sa fugue dans les rues de Rome qu'on en apprend un peu plus sur le passé de Melville, amateur de Tchekhov mais acteur refoulé. Et c'est quand il se rend chez une psychiatre — adepte de la dogmatique théorie de la « carence de soins » qu'elle assène de manière systématique — qu'on découvre la raison de son état : une vive prise de conscience, la peur d'un rôle qui serait celui d'une marionnette.
Malgré quelques scènes vraiment poussives (comme celle, interminable, du volley-ball), les cardinaux sont touchants dans la mesure où ils se montrent, dans cette attente, sous leur véritable personnalité d'hommes quelconques : tricheurs, compétiteurs, parfois vindicatifs... c'est à dire sans leur vernis habituel, en rupture avec cette image communément admise. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, la question de la religion n'est absolument pas l'objet du film : comme le dit la critique de l'Utopia, « Les bouffeurs de curés en seront tout désorientés, et les grenouilles de bénitier en resteront perplexes. »
Nanni Moretti nous propose une parabole pertinente et régressive sur l'exercice du pouvoir, qui se résume à un simple jeu d'acteur, une mise en scène digne d'une pièce de théâtre. De quelque nature qu'il soit, le pouvoir enferme et rend les individus prisonniers de discours creux en les abstrayant de leurs propres responsabilités. C'est le grand théâtre de la charlatanerie, et Melville doit attendre le point culminant de sa prétendue vocation pour en cerner in extremis l'escroquerie et le faux-semblant.
Habemus Papam est une leçon de vie et de courage, facilement extrapolable aux autres domaines du pouvoir. Le contexte politique et économique a certainement influencé le réalisateur qui critique ici notre époque si soucieuse de combler les vides, de ne laisser aucune place au doute, en érodant au passage le temps de la réflexion. On se rappelle la séquence troublante dans un café, où la conversation des comédiens n'est qu'une accumulation frénétique de répliques tirées de Tchekhov, paroles séduisantes mais mécaniques. Exactement comme l'expert qu'on voit à la télévision, "emporté dans son analyse, mais qui finit par avouer, tout contrit, qu'il improvise et qu'il ne sait, en définitive, rien du tout" [a]... C'est ce blanc à l'antenne, ce grand vide qu'affronte le souverain pontife en fuite mais courageux, paradoxe essentiel auquel nous devrions tous songer.
« All the world's a stage / And all the men and women merely players »
(Le monde entier est un théâtre / Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs)
William Shakespeare, As You Like It, Acte II, Scène 7.
[a] Cf. la critique de Jacques Morice : lien.
http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Habemus-Papam%2C-de-Nanni-Moretti-%282011%29