Optical Malady
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le 29 mai 2015
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Avec ce film, on en revient encore une fois à se demander ce que c'est qu'être un cinéaste aux Etats-Unis. Si, aujourd'hui, les productions les plus visibles du Nouveau monde découlent de franchises apparemment intarissables, quelques cinéastes importants ou qui croient l'être essaient tant bien que mal de maintenir un certain niveau d'exigence. Parmi ceux-là, on peut trouver des jeunes stars bankables (Fincher, Nolan), des vieux loups insubmersibles toujours obligés de se battre avec leurs producteurs (Eastwood, Spielberg, Scorsese), des indépendants généreusement soutenus par la fille Ellison (PT Anderson, Bennett Miller)... La trajectoire de Michael Mann, elle, est d'un autre ordre. Si, à l'inverse de certaines gloires passées (Brian De Palma en tête), il n'a pas encore choisi l'exil, l'échec, relatif, de Miami Vice puis celui, très violent, de Blackhat rendent sa position au sein de l'industrie hollywoodienne de plus en plus précaire. Lorsque l'on voit son dernier film, l'on a tôt fait de comprendre pourquoi il a si mal marché, et ce alors qu'il fait de lui le plus grand cinéaste en activité outre-Atlantique à mes yeux (avec le Canadien Cronenberg).
Déjà, avec Révélations - qui suivait le carton de Heat -, l'on pressentait chez Mann une vélléité d'aller vers la marge, vélléité qui aboutit 6 ans plus tard avec Miami Vice, une espèce de film d'action plastique, ou plutôt de documentaire esthétisant sur le tournage d'un blockbuster aux quatre coins du monde. Si l'on doit rapprocher Hacker d'un autre film de Mann, c'est évidemment de Miami Vice, avec qui il partage l'exotisme fiévreux, le formalisme extrême et le traitement si étrange des acteurs que j'évoquerai plus loin. On a là deux films stupéfiants par la liberté formelle qu'ils expriment et leur caractère à la fois insaisissable et enivrant.
Mais en 10 ans, ceux qui séparent les deux films, on est passé du trafic de drogue ensoleillé des années 2000 au cyber-terrorisme glacial des années 2010. Il s'ensuit une abstraction problématique pour tout cinéaste : comment filmer l'inerte des logiciels qui détruisent le monde sans un mouvement ? Mann pose la question d'entrée de jeu, dans une scène d'ouverture époustouflante, où il s'attache littéralement à pénétrer la machine, à sonder ses profondeurs, et c'est avec une ironie mordante qu'il oppose la froideur totale des micro-processeurs et la conséquence de leurs actions, bien réelles : l'explosion d'un réacteur nucléaire et les pertes humaines qui s'ensuivent. En 2015, la machine seule peut tuer. Mais de ce constat d'un pessimisme total, Mann ne peut se satisfaire, et tout son geste de cinéaste consistera à saisir le mouvement humain, geste qui avait porté son cinéma jusque là et qui trouve aujourd'hui - avec ce sujet antithétique qu'est le cyber-terrorisme - une ambition essentielle : quand la machine est si forte, l'homme devient nécessairement à sauver.
Le film qui en résulte est simplement bouleversant, car c'est une véritable célébration de l'humanité que le cinéaste offre à notre regard. A l'opposé du Crash de Cronenberg où il s'agissait pour l'homme de chercher la sensation en lui-même, l'ambition de Mann consiste à mesurer l'influence de l'homme sur les objets extérieurs. Ainsi, chaque plan du film tente de redonner son importance au corps. Chaque mouvement des acteurs - qu'il s'agisse d'une mimique de nervosité, d'un haussement de sourcils, d'un regard vif, ou qu'il s'agisse encore d'une caresse amoureuse, d'un coup de feu ou, bien sûr, de la simple pression d'un doigt sur une touche de clavier - est scruté, comme touché par la caméra, dans un mouvement romantique qui relève presque du harcèlement. Si le cinéma de Michael Mann est régulièrement traité de poseur, c'est qu'il ne s'attache qu'au corps et à son influence, y compris, bien sûr, à celle, purement plastique, qu'il exerce sur l'objectif de la caméra - et cela est mis en abyme à plusieurs reprises dans le film, et notamment à la toute fin. Le matérialisme radical de Michael Mann fait donc de lui un cinéaste de l'action dans le sens premier du terme : chez lui, il n'y a que l'action qui compte, et même, c'est son action qui fait exister l'homme. Si lorsque Tang Wei, trop nerveuse, se lève brutalement de sa chaise rotative, le plan reste une seconde après elle sur cette chaise, imprimée du mouvement que l'humain lui a transmis, c'est que ce mouvement, a priori le plus anodin du monde, est, selon le cinéaste, la preuve véritable de l'existence de l'homme parmi les objets qui lui sont extérieurs. Somme toute - et bien que la conséquence de l'action humaine soit alors beaucoup plus importante - c'est de la même chose qu'il s'agit lors d'une fusillade : mesurer son influence - cette fois non plus sur un objet mais sur un autre corps - et ainsi mesurer son existence propre.
Jean-Luc Godard, lorsqu'il rencontra Antonioni, lui dit du Désert rouge qu'il était un "drame plastique", et le même qualificatif s'accorderait au dernier film de Michael Mann. Si les enjeux narratifs de Hacker semblent tellement abscons qu'il apparaît clairement que le cinéaste lui-même n'en avait cure, et si même les personnages du film - comme ceux de Miami Vice - nous semblent dénués d'intérêt sur un plan psychologique (et c'est pourquoi la direction des acteurs chez Mann est si particulière, c'est qu'elle ne s'attache plus à rendre une dimension psychologique du personnage mais une dimension purement plastique de l'homme), c'est que l'enjeu est ailleurs : il est de redonner au corps humain sa place dans le monde, à une heure où elle est de plus en plus menacée.
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Créée
le 22 mars 2015
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