Partie I: l'original de Barker.

Je hais la narratologie.


Enfin, non. Pas exactement. La vraie narratologie, en tant que discipline académique ? Tout à fait intéressante. En revanche, la narratologie « pop », la version hollywoodienne et dénaturée de ce genre de recherche, c’est une autre histoire. Ayant fréquenté assez longuement le milieu des auteurs de l’audiovisuel, il est toujours choquant (et consternant) de voir à quel point les textes fondateurs du métier de scénariste, les manuels qui sont censé leur inculquer les bases du storytelling moderne, constituent de pâles resucées des thèses pourtant longuement discréditées de l’ami Joseph Campbell. Le conformisme des structures hollywoodiennes contemporaines s’explique avant tout par cette philosophie, par cette idée qu’il n’existe que quelques rares types de récit, et que la conformité à ces grands types est ce qui détermine in fine la qualité d’un récit. Une thèse qui serait ridicule si elle n’avait pas déjà répandu ses métastases à travers internet ; si elle n’était pas la croyance dominante d’une majorité non négligeable du public cinéphile …


Hellraiser, version 2022 – pas un mauvais film. C’est ça, le pire. David Bruckner a déjà prouvé par le passé qu’il était un faiseur tout à fait compétent, et occasionellement inspiré, dans le registre de l’horreur. Et il applique conscieusement ses réels talents au long du métrage. La direction artistique est fantastique, entre des créatures presque aussi réussies que celle de l’original et des décors gothiques à souhait. La mise en scène, malgré deux-trois utilisations malheureuses de CGI, est élégante. La musique, et les empreints à la partition originale de Christopher Young, est sompteuse.


Mais on en vient à la question du script. Qui, encore une fois, n’est même pas mauvais. Le processus d’adaptation est certainement intelligent : plutôt que de proposer un remake de l’original, Bruckner et ses scénaristes proposent une espèce de medley assez intéressant de toute la franchise, y compris ses suites les moins connues. Hellbound, le second volet, sert de base à la trame (une jeune fille cherche à entrer en enfer pour y retrouver un membre de sa famille, mais s’oppose à un riche et pervers cultiste), mais on y trouve des références, entre autres, au quatrième (la maison-labyrinthe servant de piège à Cénobites), au sixième (l’idée de tuer des gens pour échapper à l’attention des créatures, ainsi que le plan de Pinhead dans la réflexion de l’eau) et au septième (le cadre est-européen du prologue). L’idée de mettre au centre du film l’addiction aux drogues, plutôt que la recherche du sexe, est aussi assez intelligente : on pourra y voir un peu de puritanisme américain, peut-être, mais c’est une manière de renouveler le sujet en restant dans la continuité. Même le personnage de l’héroïne, dans son côté très auto-destructeur, fonctionne bien comme porte d’entrée dans cet univers.


Mais voilà le problème. Tout « fonctionne bien ». Le film est plein d’amour pour les histoires de Barker, il sait comment mobiliser cet univers et le façonner en un récit. Mais le produit final ne retranscrit que le contenu – aucunement la forme. Conceptuellement, le film est très fidèle à Barker – mais lorsqu’on regarde le film, on se rend compte qu’il a tout compris, sauf l’essentiel.


Hellraiser 2022 « fonctionne » mieux que l’original, ou sa suite. Le film de Barker a plein d’éléments qui, d’un pur point de vue dramaturgique, sont faibles. Le changement de perspective de Julia à Kirsty à la jointure du troisième acte, par exemple. La mort de Julia, qu’on ne voit jamais ouvrir la boîte. Le personnage de Kirsty de façon générale, qui n’a pas vraiment de développement, dont les enjeux ne sont jamais rendus explicites. Et ne parlons pas de la suite : le prétexte du scénario, c’est de retrouver le père de Kirsty, mais elle-même semble complètement oublier cet objectif à la moitié du film !


Seulement voilà : on s’en fiche. Ce qui fait la qualité d’Hellraiser, ce n’est pas qu’il fonctionne dramaturgiquement. C’est ce trouble, ce malaise, cette impression de contempler un objet interdit, une fracture dans la raison, une apocalypse à l’échelle d’une maison de banlieue anglaise. Un trouble qui est nourri plus qu’autre chose par les distorsions et les incohérences narratives, par le mélange des inspirations et des mediums qui sont à l’origine du film.


On retrouve ce trouble même dans certaines des suites. J’ai beaucoup d’affection, pour Hellraiser III – c’est presque un nanar, en fait, une chance pour Doug Bradley de cabotiner comme un berserker. Mais un bon film ? Guère. Et pas malaisant pour un sou. Sauf dans une scène. L’héroïne et sa colocataire discutent dans leur appartement, dans un gratte-ciel. Elles ont pris possession de la fameuse Boîte. Dehors, seulement la nuit, d’un noir d’encre rendu encore plus sombre par l’épaisseur du transfert VHS – et la musique de Young, mélancolique, poétique, et emprunte d’une noirceur qui séduit, qui fait doucement trembler. C’est ce genre de moments qui m’ont fait tomber amoureux de cette franchise, qui a pourtant enchaîné les films irregardables de médiocrité.


Hellraiser 2022 est à l’antithèse de ces instants fugaces, de ces shoots de ténèbres. Ca ne suffit pas à en faire un mauvais film – mais il n’est pas, malheureusement, poétique, alors que l’attrait de Barker est tout entier dans la poésie. C’est un blockbuster hollywoodien, à bien des égards. Pas un mauvais blockbuster hollywoodien. Mais la structure, cet inévitable, inexorable cancer narratologique répand ses cellules partout. Conspuer David S. Goyer ne m’intéresse pas plus que ça (je ne le considère pas comme particulièrement mauvais scénariste), mais il devrait être la dernière personne à travailler sur une adaptation de Clive Barker. Il n’est certes pas le seul auteur, mais il est celui qui a jeté les bases du film : dans ses premiers instants, quand les enjeux du scénario ne se sont pas encore solidifiés, c’est là que le film de Bruckner est à son meilleur. Ces petits moments où les personnages peuvent respirer, où l’on retrouve cette humanité prolétarienne du nord de l’Angleterre si chère à Barker. Mais, dès que la première heure est sonnée, et que les personnages convergent tous vers la manoir de l’antagoniste, la course à la standardisation est lancée, et, si la facture, la compétence, la fonctionnalité du film ne diminuent pas, elles sont toutes au service de ce qui n’est pas autre chose qu’une course au spectaculaire, une leçon de morale assez propre et linéaire. Plutôt qu’une histoire liminale, un conte sur l’horreur tapie en nous, on assiste à un conflit divin qui pourrait venir de n’importe quelle histoire de super-héros (j’ai beaucoup pensé à Zack Snyder, à certains moments). Plus simple. Plus direct. « Meilleur » selon la définition la plus réductrice et la moins intéressante de la qualité.


David Bruckner a fait de son mieux. Peut-être qu’une suite, avec le même personnel créatif moins Goyer, et un retour de l’excellente Jamie Clayton, lui permettrait d’exprimer tous ses talents. Mais on ressort surtout d’Hellraiser 2022 avec un doute quasi-existentiel sur la possibilité d’un film comme celui de Barker dans les conditions socio-économiques du cinéma d’aujourd’hui. A quoi sert le Nécronomicon lorsqu’on vénère déjà les romans de gare ?

EustaciusBingley
5

Créée

le 23 oct. 2022

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