SPOILERS
Le paradoxe est facile : un personnage dont le métier consiste à rédiger des lettres d'amour peut-il être incapable d'exprimer ses propres émotions ? Facile en apparence, Her visant beaucoup plus haut que le sympathique (500) jours ensemble de Marc Webb, récit éclaté dont les héros partagent peu ou prou la même profession. C'est par son mélange des genres que le dernier Spike Jonze se distingue de ses camarades. A la fois film d'anticipation par l'intime et romcom désenchantée, Her ne se facilite pas la tâche mais redouble d'efforts pour donner vie à son petit monde. Bercé par une photographie aussi solaire que les plus belles oeuvres de Sofia Coppola, le long-métrage se met régulièrement en danger.
Construisant son histoire sur une série de frontières (humain/machine, émotions spontanées/réactions programmées, identification/assimilation de données...), il prend le risque de théoriser au lieu d'investir les différences qui unissent son couple vedette. Petit miracle d'écriture et de mise en scène, l'une et l'autre trouvant constamment leur équilibre, Her puise au contraire sa force dans toute ce qui pourrait lui servir de simple anecdote. En témoigne une séquence de triolisme parmi les plus originales jamais vues sur un écran de cinéma, la séparation entre la voix d'une femme et le corps d'une autre provoquant un trouble contagieux.
Une histoire d'amour n'étant rien sans une foule de détails, Her marque également des points en disséminant ci et là des bribes de souvenirs où apparaît l'ex-femme de son héros. Un dispositif à double détente qui inspire par ailleurs à Jonze un bon nombre de passages mémorables, parmi lesquels une déambulation à l'aveuglette où la voix de Scarlett Johansson guide les pas de son Jules à travers les rues encombrées de la ville. Ou encore cette séquence de pique-nique faussement anodine où deux femmes (un personnage secondaire et la compagne virtuelle du héros) discutent tranquillement des orientations sexuelles de leur cher et tendre, le fétichisme des pieds permettant ici de cerner l'intimité d'un couple plus sûrement qu'une quelconque demande en mariage sur fond de coucher de soleil.
Ce besoin de chaleur humaine, de compréhension mutuelle (sur le plan sexuel comme sentimental), est la clé de voûte du film de Spike Jonze. Ce faisant, ce sont les modes de communication de son époque qu'il explore, en y confrontant le facteur humain. Une approche qui serait naïve si le réalisateur n'allait pas au bout de ses idées. Or il fait de son personnage virtuel, réduit à une simple voix, un protagoniste à part entière, principal interlocuteur d'un héros incapable de savoir ce qu'il désire réellement. Ne pouvant rester qu'à l'état de fantasme, cette nouvelle compagne aggrave plus qu'elle ne guérit les blessures d'un homme dont on partage la détresse affective. Témoin cette double séquence dialoguée sur fond de jeu vidéo, à la fois sensible et hilarante, où le virtuel fait à lui seul office d'émetteur et de récepteur : dédoublant l'impact d'un banal champ-contrechamp de façon aussi puissante que les passages domestiques du Minority Report de Spielberg, où le héros incarné par Tom Cruise se repassait en boucle les hologrammes d'un passé révolu.
Mais le plus beau tour de force de Her reste encore sa rigueur. Alors que son script aligne les idées fécondes, Spike Jonze a toujours le bons sens de garder les yeux rivés sur son sujet. Ne cherchant pas à dépasser son personnage, il nourrit son parcours d'infinies possibilités. Ainsi, tandis que la dernière partie continue d'épouser le point de vue de Théodore (fabuleux Joaquin Phoenix), sa compagne virtuelle entame un monologue dont la portée thématique fait imploser en quelques lignes la bulle intimiste qui donne à Her sa singularité. Conscient de tutoyer un des thèmes de SF majeurs du XXIème siècle, Jonze fait pourtant profil bas. Laissant une angoisse prégnante se diffuser durant le dernier acte, il ne fait qu'effleurer la promesse d'un avenir où nous serions déjà dépassés par notre besoin insatiable d'accumuler et de faire circuler la masse d'informations qui peuplent la Toile...
Difficile d'en dire plus sans révéler le fond de l'affaire mais, malin, Spike Jonze préfère esquisser cette piste plutôt que d'y foncer tête baissée. Seuls ses personnages lui sont nécessaires pour rendre palpable un malaise quotidien qu'il veut aussi proche que possible de son public. L'effet n'en est que plus prégnant, le cinéaste concluant sur un panorama urbain en forme de gigantesque base de données, point de vue privilégié d'une unhappy end à deux doigts de verser dans une SF plus revendiquée. Méditation délicate sur les relations virtuelles, Her n'en oublie pas pour autant que les perspectives technologiques, à l'aube du 3ème millénaire, ouvrent la porte à bien d'autres romances impossibles : entre les lignes de cette romcom 2.0, c'est la silhouette fragile du Real de Kiyoshi Kurosawa qui se dessine.