Good boy Bubby
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Le recours à la fiction déplace inévitablement les enjeux des intentions les plus réalistes : dès lors, autant appréhender la réalité par le prisme de la parabole. C’est le parti pris d’Alice Rohrwacher, qui filmait déjà à hauteur d’homme les petites gens sur de la pellicule super 16 dans Les Merveilles, mais qui gagne ici en audace dans son projet d’écriture.
Le récit est scindé en deux parties. La première nous immerge dans une communauté paysanne qu’on croit un temps située en plein XIXème siècle, où les travaux des champs rythment les saisons au sein d’une grande famille vivant en autarcie, au profit d’une marquise qui, on l’apprendra bien vite, a omis de leur dire que les droits de servages n’étaient plus en vigueur. On retrouve ici une atmosphère proche de la supercherie d’Underground, où les enjeux de la guerre seraient déplacés sur la question économique et sociale. Dans cette famille déconnectée du monde contemporain, qui semble sortie de l’élégiaque Arbre aux Sabots, le grain de la pellicule aidant, le labeur régit les relations : la survie dans la soumission passe néanmoins par un rapport pacifié à la nature, mais n’exclut pas pour autant l’exploitation de Lazzaro, jeune illuminé, sorte de simple du village à qui on délègue toutes les tâches les plus ingrates.
Cette figure de la bonté désintéressée centralise le récit : gaillard costaud au visage d’ange, Lazzaro sourit à la cantonade et reste pourtant dans l’ombre, inconscient de son statut et de la grandeur morale qui pourrait le sanctifier.
L’étrange tonalité du film (et ses quelques longueurs) proviennent d’un jeu subtil sur les points de vue : la cinéaste suspend le plus souvent son jugement, s’en remettant aux actes et la façon dont ils sont envisagés par le personnage éponyme, qui oppose à la vénalité ou l’exploitation des uns une générosité sans borne. Celle-ci semble prendre le relais d’une nature luxuriante du cœur de l’Italie, Eden aride et hostile, certes, mais paré d’une aura qui impose le respect et la contemplation.
La brusque rupture avec la deuxième partie n’en sera que plus marquée : c’est une ouverture sur le monde de la ville, qui permet, à la faveur d’une ellipse énigmatique, d’embrasser brutalement la réalité contemporaine. Au cœur de la fable surgit l’histoire, sur plusieurs décennies, de l’exode rural et des fausses promesses sociales faites au peuple, qui passe du servage des campagnes à l’esclavage des villes. C’est dans ces passerelles entre la parabole poétique et le regard sans fard sur son pays qu’Alice Rohrwacher touche juste. Parce que la dénonciation se fait par le filtre d’un regard inchangé, celui d’un individu qui persévère dans le miracle de son humanité profonde. Sous la crasse de la misère et du déclassement social vibre ceux qui restent des hommes et de femmes, et que l’Histoire libère pour mieux les oublier. La scène de contre enchère où les migrants acceptent de baisser leur salaire pour obtenir du travail permet ainsi une connexion directe avec l’Italie contemporaine, et fait éclater la magie étrange d’un récit sur les abords saillants d’un pays malade.
Dans les feuilles grasses d’un champ solaire ou sous la pluie glacée de la ville décatie, du haut de la montagne ou face aux orgues d’une église, Lazzaro laisse un sillage qui dément le pessimisme ambiant, et invite à regarder l’homme dans les individus qui peuplent ce monde d’exclus.
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le 7 nov. 2018
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