"Heureux Mortels" est la première réalisation de David Lean. Jusqu'alors il avait été monteur ou avait co-réalisé notamment avec Noël Coward, auteur et scénariste, bien plus célèbre que lui. Cependant, il ne se lâche pas pour autant des deux mains puisqu'il conserve Noël Coward comme scénariste et que le film est tiré d'une de ses pièces de théâtre. On notera que Laurence Olivier fait une voix off ce qui constitue une sorte de reconnaissance implicite du maître incontesté de l'époque.
C'est l'histoire d'une maison dans la banlieue londonienne où une famille arrive en 1919 et en repart vingt ans après. La Grande Guerre vient de se terminer et Franck Gibbons rentre et retrouve sa petite famille, sa femme Ethel (Celia Johnson), ses trois enfants, sa belle-sœur, veuve de guerre et sa mère. Tout ce petit monde habitera dans la même maison.
C'est finalement l'histoire de Monsieur tout-le -monde avec ses aspirations bourgeoises et les petits malheurs et les grandes joies qui jalonnent la vie d'une famille. En filigrane, l'actualité permet de resituer le film dans l'Histoire avec les défilés de la victoire, la mort du Roi Georges, etc ...
A lire ce résumé, on pourrait se dire qu'il n'y a pas grand-chose de nouveau sous le ciel de Londres et que ça ne doit pas casser trois pattes à un canard.
Sauf que.
Sauf que, c'est remarquablement joué et remarquablement réalisé.
D'abord le jeu des acteurs avec Robert Newton qui joue le père, à la fois flegmatique et pince sans rire, heureux d'avoir traversé quatre ans de guerre sans trop de dommages, heureux de retrouver comme voisin un autre camarade de guerre et de boire de bons petits coups les soirs de banquet d'anciens combattants, tolérant avec ses (futurs) gendres et belles-filles. Sympa.
Mais c'est bien évidemment Celia Johnson qui est superbe dans le rôle de la mère qui est d'une très grande beauté intérieure et d'une très grande bonté. La scène de retrouvailles avec la fille cadette qui avait quitté la maison en douce est sublime de sobriété et d'amour, "tu es revenue, vilaine fille (bad girl)". Magnifique.
Et puis il y a Stanley Holloway qui tient le rôle de l'ancien camarade de guerre plutôt truculant. On retrouvera cet acteur dans "Brève Rencontre" dans le rôle du chef de gare.
Il ne faudrait pas oublier, non plus, toutes les scènes baignées d'un humour noir (celle où la grand-mère évoque des souvenirs macabres juste avant la cérémonie de mariage d'un des petits-enfants) ou d'un humour grinçant (par exemple celle où Sylvia, la belle-sœur se met au piano et chante avec une voix aigrelette pendant que les auditeurs (polis) serrent les dents lorsqu' une note est un peu trop appuyée)
Le film est tourné dans un technicolor où Lean a peu fait jouer les contrastes. Les tons sont très pastel et très doux à l'image de la tonalité du film. A moins que ce soit pour mieux figurer la grisaille de la banlieue...
La réalisation n'est pas du tout en reste.
Par exemple, la scène d'introduction. La caméra "aérienne" fait un zoom sur le classique quartier banlieusard où voit les maisons toutes mitoyennes et identiques avec jardin à l'arrière et bow window devant. La caméra pénètre dans la maison vide par une fenêtre à l'étage, puis descend l'escalier pour se trouver derrière la porte d'entrée encombrée de prospectus, symbole d'une maison inhabitée. Juste à ce moment, Franck ouvre (triomphalement) la porte et fait entrer sa famille. La maison se remet à vivre. A la fin, quand la famille quitte la maison, la caméra amorcera un chemin inverse. C'est du bel ouvrage.
On passe un très agréable moment à voir ce film doux-amer, très prenant avec ses personnages très attachants.