Holy Motors partage de nombreux points communs avec le Cosmopolis de Cronenberg, presque deux films jumeaux, deux films qui communiquent entre eux, le second répondant au premier et vice versa. C'est assez fascinant à analyser d'ailleurs. Le premier rapprochement n'est pas de l'ordre artistique mais joue sur le plan marketing. Ce sont là deux films déceptifs, dont le contenu va presque à l'encontre des attentes et de ce sur quoi ils ont été vendu. C'est en partie pourquoi on peut être déçu à la sortie du Carax. Le film ne joue pas vraiment sur le terrain où on l'attend, il faut un peu plus de temps pour l'apprivoiser, le cerner (si tenter que l'on puisse), le comprendre et du coup en percevoir la véritable beauté. Holy Motors va donc plus loin que son simple héritage du cinéma de Méliès, plus loin mais surtout plus profond. Je m'étais fait à l'idée que le film serait un empilement de climax, de fulgurances comme celles qui émaillaient ses films précédents, une sorte de feu d'artifice continu. Ce n'est pas ça, sa beauté est à chercher ailleurs, elle jaillit de façon moins frontale, plus subtile.
L'autre point commun avec le Cronenberg, c'est sa spatialité et sa ligne narrative. Dans les deux cas on a une même unité de temps (une journée), un même mouvement (un trajet) et une même unité spatiale (une limousine). Je n'ai pas vu Sur la route de Walter Salles (ni le Kiarostami), mais le road movie, décliné sous ses formes multiples, semble être le thème important de cette édition du Festival de Cannes, de même qu'un autre plus subtile, l'habitacle comme carapace au monde extérieur (et dans lequel on peut assimiler des films comme le Haneke, le Garrone, le Wes Anderson, et j'imagine le Resnais), le monde dans le monde.
Holy Motors joue sur un plan purement frontal, sensitif, charnel, tout en étant éminemment réflexif, symbolique et théorique. Ce trajet d'une journée peut ainsi s'appréhender de plusieurs manières différentes. Il y a la dimension très premier degré du film, très Collateral, le parcours d'une journée d'un homme qui a différents contrats à exécuter. Et puis il y a la traversée comme motif symbolique celle qui entremêle le cinéma et la vie.
Ce trajet c'est tout d'abord un retour introspectif, infiniment personnel, et presque narcissique, d'un homme sur son œuvre, qu'il revisite, faisant réapparaitre des éléments, jouant avec les motifs qu'il a créés par le passé, des personnages Alex, M. Merde,..., aux lieux (le Pont Neuf, la Samaritaine,...) qui ont fondé son cinéma.
Au-delà de cette mise en abime s'ajoute un fabuleux et vibrant hommage au cinéma en général, abordé ici sous toutes ses formes d'expression, puisant dans les références du passé pour bâtir quelque chose de neuf.
Il faut en revenir à cet objet qu'est la limousine. Objet-monde, objet-microcosme, refermé sur lui-même, tout en étant en interactions passagères mais constantes, littéralement, il s'agit d'ouvrir la fenêtre ou la portière sur le monde qui défile.
Ce véhicule c'est à la fois le petit monde de Carax qui revisite le monde du cinéma, en essayant d'y laisser son empreinte, de s'y intégrer de façon brutale (M. Merde), ou plus douce, sans toutefois ne jamais y parvenir totalement. Il y a toujours un décalage, une accroche qui rend l'union pas tout à fait possible. Le cinéma de Carax est une comète, quelque chose qui traverse, mais pas quelque chose qui intègre (la voie lactée). Quelque chose de mouvant, de bouillonnant, d'instable, en fusion, en fureur.
Mais cette limousine c'est aussi le cinéma-même. Outre le trajet physique, le film est également un parcours abstrait qui va de la naissance du cinéma (des spectateurs devant un film muet) à sa mort (le Holy Motors). L'ouverture du film à ce titre est somptueuse, c'est une ouverture de rideau, un passage derrière le miroir, derrière la cloison tapissée de végétation luxuriante. C'est une image fleuve, qui brasse énormément de choses mais qui est avant tout régit par un fascinant pouvoir cinématographique, une vraie force picturale. La conclusion est tout aussi belle, à la fois drôle, poétique et teintée d'une profonde mélancolie : c'est le cimetière du cinéma, les moteurs ont disparu ou sont voués à disparaitre. Mais avec toutefois un peu de lumière qui persiste, le moteur Carax, vrombissant, quitte à laisser des tâches d'huile, avait été mis a la casse lui aussi, avant de redémarrer en trombe.
Pour revenir sur la limousine/cinéma, il y a à ce niveau quelque chose de très théorique et reposant sur un schéma un peu robotique et répétitif. Comme un film à sketch (le liant en plus), le véhicule s'avance et ouvre ses portes sur des univers différents, des émotions différentes, allant de l'avenir du cinéma (la Motion-Capture, scène prodigieuse) à son origine, en passant par le film en costume, le film politique, romantique, historique,... Denis Lavant incarne un homme aux peaux multiples, c'est la synthèse du métier d'acteur, depuis sa limousine/loge, il se transforme physiquement et émotionnellement afin d'intégrer les différents mondes, les différentes séquences.
Le film pourrait s'en tenir à ce simple exercice un peu vain, un peu claustrophobe, s'il ne mettait pas en relation le cinéma et la vie. On est certes là dans une métaphore du cinéma, de l'acteur, mais plus généralement, ce trajet d'une journée, c'est aussi et surtout le parcours d'une vie. La encore de la naissance à la mort. De la vie de Carax : pas uniquement un retour sur son œuvre donc, mais bien un retour sur soi, ses désillusions, ses aspirations, ses amours perdus (voir la séquence très émouvante avec Kilie Minogue). C'est un geste Caraxien, donc toujours un petit peu niais (j'y reviens un peu plus loin) mais le simple prénom du personnage de Denis Lavant démontre à quel point Carax est au centre du personnage, de l'œuvre, lui se voyant peut être aussi au centre du cinéma (même si je pense que son narcissisme ne va pas aussi loin) : Oscar- LeosCarax, ça ne s'invente pas.
Mais donc aussi de la vie en général, évoquant les facultés de l'homme à s'adapter, au cours d'une journée, d'une vie, aux personnes et aux situations. L'homme-caméléon dont Denis lavant est la représentation la plus parfaite.
Ce qui est fascinant chez Carax, et qui infuse tout autant cette œuvre que les précédentes, c'est la frontière sur laquelle se situe son cinéma et son discours. Frontière entre niaiserie et vraie émotion, entre sérieux plombant et grotesque assumé, entre Godard et Besson (ou Beineix au choix), entre réflexion minable et adolescente sur la vie, et quelque chose de beaucoup plus profond et bouleversant, entre procédé démonstratif et subtilité de la mise en scène. Celui-ci ne fait pas exception donc, il y a beaucoup de maladresses, d'effets balourds, trop appuyés, mais qui au final fonctionnent, car englobés dans une matière instable et riche. Pour ne citer qu'un exemple, on peut évoquer celui d'Edith Scob (chauffeur de la limousine) qui conduit le cinéma (la limousine donc) à la mort (le cimetière Holy Motors) avant d'en ressortir comme un fantôme réchappé de l'au-delà, avec le masque des Yeux sans Visage. C'est une référence extrêmement appuyée, et en même temps, la façon dont Carax en joue, la façon dont il l'amène et tout ce que ça raconte en hors champ, je trouve ça magnifique.
Toute cette matière réflexive, théorique, un peu fumeuse, entremêlant le cinéma et la vie, l'universel et l'intime, tout ça est ingurgité et explose à l'écran sous un simple forme cinématographique, qui va à l'encontre de la pose pour proposer un vrai spectacle, pas tout le temps réussi, avec des baisses de régime, des moments forts et d'autres plus faibles, mais qui est de bout en bout animé par une vraie force de cinéma. Le moteur n'est pas encore à la casse.