La mort du cinéma ?
Nombreuses ont été les interprétations du film portées sur une vision de la mort du cinéma, telle qu'elle est et a été annoncée à maintes reprises lors des multiples mutations techniques du secteur cinématographique, notamment la confrontation à la dématérialisation et le passage au numérique. Si tel est le cas, Holy Motors se révèle être composé comme un requiem grandiose, alternant avec maestria entre envolées dramatiques, bouillonnements de rage et fulgurants passages lyriques, pour figurer davantage une transcendance qu'une mort définitive et irrémédiable.
Ode à l'acteur comme précieux moteur de l'image animée, Holy Motors ne pouvait prendre forme que par Denis Lavant, magistral homme-orchestre endossant tour à tour des rôles aussi effrayants qu'incongrus. Du banquier Vogan à M. Merde, du père de famille à la vieille mendiante, M. Oscar au visage si caractéristique, presque primitif - déambule dans Paris, ville lumière, cité de tout les possibles, cité du cinéma.
De M. Merde dénudé et d'une reine de beauté en niqab improvisé, Carax parvient à faire émerger un plan intensément pictural qui, s'il porte en filigrane un regard cynique sur la condition de la femme ainsi masquée, réussit à produire de ces deux tabous une source infinie de beauté. Jouant d'oppositions et de rapprochements cocasses, Holy Motors donne à sa façon une définition de l'être humain. Pluralité des langages, animal doué de conscience mais animal tout de même : «Tirez au sexe! » hurle l'homme sous la mitraille. Que dire, enfin, de cette époustouflante séquence de motion capture, symbiose parfaite entre deux corps érotisés lors d'un ballet plastique où les capteurs figureraient autant de constellations brillantes, comme une hymne au volume et à l'espace, au corps et au sensible.
Invoquant et remodelant chaque genre pour l'inclure dans cette narration foisonnante, Leos Carax parvient à réunir sans accrocs plus d'un siècle de septième art en deux petites heures de pur concentré cinématographique. Des premières chronophotographies de Marey à la motion capture contemporaine, Holy Motors - au delà d'une ôde à l'acteur et dans sa conception même - questionne le rapport singulier entre réel et virtuel, entre création artistique et industrie et par extension, s'interroge sur la dualité entre art et argent.
“Pour faire un film il faut la santé, de l'argent et deux-trois personnes au moins.”
Ces mots sont ceux du réalisateur en personne, prononcés lors d'une conférence donnée au Festival de Locarno 2012. Ils illustrent à eux-seuls la difficulté rencontrée par les artistes pour donner naissance à un projet filmique, d'emblée freinés par ces trois entités. Holy Motors en sera l'image même:
Leos Carax est pour ce projet endeuillé par la mort de ses collaborateurs passés : Jean-Yves Escoffier son chef opérateur, Alain Dahan son producteur, Guillaume Depardieu son acteur sur Pola X et Yekaterina Golubeva, actrice et compagne du cinéaste. Ce dernier n'aborde donc pas Holy Motors avec la même disposition psychologique que pour ses projets passés. D'un point de vue financier, le réalisateur traîne derrière lui de fracassantes casseroles directement issues de ses déboires financier depuis ses Amants du Pont Neuf, sur lequel il avait triplé le budget initial, passant de 32 millions à 100 millions de francs en 1990 (soit de 7,2M à 22,5M d'Euros en 2014). Aucun producteur n'ose alors se mettre en danger pour ce cinéaste jugé maudit.
En mauvaise posture, Holy Motors ne tenait alors plus que sur les “deux ou trois personnes” dont parle le cinéaste. Leos Carax a eu la chance de s'entourer par le passé de personnages devenus clefs à l'aube du projet : en l'occurence - même si son aide reste relativement tue - Carla Bruni-Sarkozy fut pour la bonne conduction du film, d'un salut évident. Cette dernière aurait permis, à demi-mots, le déblocage de l'avance sur recette jusqu'ici refusée par le CNC, ainsi que la mise à disposition du Fouquet's et de la Samaritaine pour deux séquences du film. Les mots de la productrice Martine Marignac à ce sujet ne laissent aucun doute sur cette intervention purement politique : “C'est Leos qui a sauvé son film, au plus haut niveau de l'Etat”.
Lorsqu'il discute du financement du cinéma, Leox Carax parle d'une imposture : il s'agit pour lui de demander de l'argent à la société en l'absence de justification, tel un jeune cinéaste n'ayant pas encore fait ses preuves ou un réalisateur expérimenté tournant trop peu souvent. De son coté, même s'il n'osera pas l'avouer lors de la conférence de Locarno, ce sont bien Les Amants du Pont Neuf qui l'ont fait chaviré.
Paris, ville du Cinéma
Outre la succession des visages de Denis Lavant, c'est une ville à plusieurs facettes qui est ainsi dépeinte : la caméra navigue entre les bas-fonds de la capitale où évoluent à la fois M. Merde et le Tueur, ses quartiers résidentiels où le père vient chercher sa fille, ses quais sur lesquels la Mendiante déambule, son cimetière du Père Lachaise, où sont inhumés de nombreux artistes et cinéastes, à nouveau foulé par M. Merde, ses avenues branchées et restaurants de luxe où le Tueur vient abattre son double en terrasse du Fouquet's, ses hôtels où le Mourant rend son dernier souffle, ses banlieues pavilonnaires où réside une famille de primates et les bâtiments emblématiques d'une époque révolue figurée par la Samaritaine désafectée. Ultime lieu abondament filmé et intensément parlant, la limousine - symbole universel de luxe et de cinéma - transportant M. Oscar achève de plonger Holy Motors dans un monde purement cinématographique en ce sens que nombre de ces lieux réfèrent directement au septième art.
Problématique des lieux, lieux problématiques
Le paradoxe d'Holy Motors et de ses difficultés de production réside en partie, outre les obstacles financiers liés aux projets passés de Leos Carax, dans le choix initial des décors et des lieux de l'action. Références et connotations sont en effet les maîtres-mots de l'oeuvre, il semble nécessaire, pour que le film fonctionne dans l'imaginaire commun des spectateurs, que chaque décors soit précisément identifiable et identifié. Ainsi, Carax propose - pour servir son propos sur le banquier Vogan et renouer avec son premier tableau – de le retrouver attablé en terasse du Fouquet's. De la même manière, la Samaritaine désafectée offre un panorama idéal pour figurer la fin de l'époque prospère des Trente Glorieuses.
Mais ces positions emblématiques de la capitale sont toutes deux fortement liées par un même puissant lobby : d'un côté, un restaurant luxueux prisé des grands entrepreneurs et hommes politiques internationaux, de l'autre un bâtiment fermé, vestige d'une économie florissante, racheté en 2001 par le groupe LVMH. Il s'agissait alors pour Leos Carax d'infiltrer ces milieux pour mieux les dénoncer, sous couvert de la création artistique. L'aide apportée par la Première Dame d'alors apparaît de ce fait comme totalement vitale pour le film, bien que particulièrement injuste vis-à-vis d'autres réalisateurs dont l'accès à de tels décors a été refusé. L'imposture formulée par Leos Carax prend ici une autre forme.
La délicate transition vers le tout-numérique
La documentation rédigée par les critiques et les spectateurs permet de sélectionner deux séquences particulièrement dominatrices des souvenirs que laisse Holy Motors. D'une part la figure de M. Merde errant entre les tombes du Père Lachaise, d'autre part la scène de Motion Capture en studio. C'est cette dernière qui semble effectivement le mieux toucher du doigt les problématiques liées au passage au numérique.
Comme un écho à la fabrication de la pellicule dans les usines Pathé des années 1900, le studio de motion capture où se rend M. Oscar est digne d'un site de sidérurgie, avec ses colonnes fumantes, ses escaliers métaliques et ses hangars monumentaux : derrière l'apparente modernité du cinéma numérique et des avancées en matière de technique de prises de vue, le cinéma reste une industrie titanesque. Clin d'oeil au cercle très fermé des acteurs du milieu audiovisuel, l'accès au studio à proprement parler est reglementé, n'importe qui ne peut accéder. Faire ses marques étant de plus en plus difficile, le plus simple moyen pour accéder au cinéma reste la transmission génétique, le fils de, tel le test ADN auquel se soumet M. Oscar pour l'ouverture du sas.
Muse de Leos Carax depuis ses débuts dans les années 80, Denis Lavant s'intègre parfaitement dans son cinéma. Le réalisateur joue de ce lien historique, le remodélise sous la forme de la scène du tapis roulant, en proposant, sur fond vert, des formes très proches de celles composées sur les murs gris et rouges de Mauvais Sang lors de la séquence courue sur Modern Love de David Bowie. A l'époque, Denis Lavant, en Alex, était maître de sa courses, jouait avec son corps, sautant, accélerant et s'arrêtant sur commande. Ici, la technique le rattrape, le tapis s'emballe et surpasse l'homme : après une course effrenée à mitrailler le néant, Denis Lavant s'effondre.
Non pas fatigué – comme le lui demandera le Patron campé par Piccoli – mais las – comme il le lui répondra - de courir face au vide, M. Oscar regrette le temps des caméras énormes : “Je regrette les caméras, quand j'étais jeune elles étaient plus lourdes que nous, ensuite elles sont devenus plus petites que nos tetes, aujourd'hui on ne les voit plus du tout.” Il questionne par là la crédibilité actuelle du cinéma, cette mutation violente qui, en vingt ans, a complêtement modifié l'interaction objet filmant/objet filmé, clef de la réussite actorale. Or, cette mutation est directement liée aux coûts de production puisque le matériel argentique nécessite un budget pus important que le numérique. Holy Motors en est encore une fois l'exemple même, le numérique ayant été choisi pour des raisons financières.
Être, paraître, pérennité et virtualité
Mais le numérique et le virtuel n'est pas seulement affaire de captation. L'ensemble de la fillière cinématographique a été modifiée, de la production à l'exploitation, par cette transition. La dématérialisation offre, paradoxalement à cette apellation, une pérennité accrue des oeuvres et plus généralement, en ouvrant le propos aux nouvelles technologies et à Internet, de tout ce qui est mis en ligne. Lorsque M. Merde déambule dans le cimetière des illustres artistes, les noms ne sont plus gravés dans le marbre, ce n'est plus une mémoire matérielle mais virtuelle qui est convoquée par l'invitation à visiter le site internet du défunt. Ainsi, l'homme n'existe non plus par ce qu'il a été mais par ce qu'il a fait, par ce qu'il inspire. Résonne alors une autre séquence passée plus inaperçue parmis les documentations produites autour de la sortie du film, mettant en scène une vieille mendiante entourée de gardes du corps sur les quais et les ponts de Paris. Or les gardes ne sont pas là pour le personnage mais pour l'homme qui l'habite, M. Oscar, l'ex-banquier Vogan en proie avec le monde des finances, qui, quelques minutes plus tôt conversaient encore en millions et en pourcentages, confortablement installé dans sa limousine, et qui sera plus tard abattu en terrasse du Fouquet's.
Les limousines, encore, que l'on retrouve tout au long du film et qui en séquence de clôture interviennent directement dans le fil narratif, apparraissent à Leos Carax comme de “très bon moteurs à fiction, elles sont à la fois érotiques et morbides, à la fois totalement faites pour être vues et à la fois elles sont opaques, on ne peut pas voir ce qu'il y a dedans. Elles sont comme une bulle virtuelle, à l'intérieur on n'est pas dans la vraie vie.” En effet, il est également question, au travers de ces machines luxueuses, de paraître sans être, d'être vu sans être vu. Le réalisateur aborde, lors de sa conférence à Locarno 2012, un aspect intéressant de la question du virtuel, en parlant de manque de courage. Selon lui, “le virtuel n'aide pas au courage, on se sent grand ou bien en étant finalement tout petit et caché.” Ses propos entrent à nouveau en résonnance avec la séquence de motion capture durant laquelle les deux acteurs, camouflés par la lumière noire, simulent une copulation macabre. Il n'y a plus d'action réelle, tout est suggeré, l'action pure est traitée en aval par ordinateur pour donner virtuellement vie l'accouplement de deux être hypersexualisés.
Prologue en épilogue
Au premier abord très scindé du propos principal du film, le prologue proposé par Carax et joué par lui-même se révèle, en fin de visionnage, particulièrement révélateur des angoisses que peut traverser l'artiste en pleine création. D'une séquence très lynchienne, abondemment bruitée, Leos Carax fait émerger un sentiment de danger lorsque l'enfant s'avance, suivi par deux molosses osseux, et d'echec alors que le public est endormi face au film.
Rêve éveillé, ou cauchemar de l'artiste tenaillé entre le financement du film et sa réception spectatorielle ?
MANDELBAUM, Jacques. 03 Juillet 2012. Sur les traces d'un mystère, Leos Carax. Le Monde. http://www.lemonde.fr/cinema/article/2012/07/03/sur-les-traces-d-un-mystere-leos-carax_1728443_3476.html [consulté le 26.10.15]
MERIGEAU, Pascal. 03 Juillet 2012. Holy Motors, film béni d'un cinéaste maudit. Le Nouvel Obs. http://tempsreel.nouvelobs.com/cinema/20120703.CIN8348/holy-motors-film-beni-d-un-cineaste-maudit.html [consulté le 26.10.15]
(Dossier universitaire)