La réalisatrice a seize ans quand le film commence. Elle vit à Moscou. Ses amis se suicident les uns après les autres. Elle-même a déjà fait quelques tentatives. Elle décide de mourir pour de bon avant ses 17 ans. Mais sur un forum grunge, elle rencontre un garçon aussi déprimé qu'elle et qui la fait rire malgré tout, avec qui elle découvre Kurt Cobain, Joy Division... Elle passe tout son temps avec lui. Cette rencontre la sauve. Il y a toujours quelqu'un quand une crise la saisit. Elle pleure, il est là. Elle se marie avec lui. Ils adoptent des chats. Ils vivent dans de grandes barres d'immeubles en périphérie de Moscou. Ils surnomment la Russie "la Fédération de la Déprime". Et les Russes : "les tristes".
Alors qu'elle sort peu à peu de sa dépression, elle trouve quelque chose qui la passionne : une caméra. Lui, son grand frère sort de prison, et il découvre la drogue. Elle en prend aussi un peu, mais toujours moins que lui. Un jour, elle se rend compte qu'il est devenu un junkie. Elle ne peut plus vivre avec lui, elle divorce, mais continue de le filmer. Elle sait très bien ce qu'est une dépression. Avec sa caméra, elle regarde l'homme qu'elle aime s'y enfoncer, s'y perdre. Son visage et son corps changent, ses mouvements s'altèrent. Elle lui rend visite à l'hôpital psychiatrique ou chez sa mère. Elle l'accompagne chez le médecin pour qu'il demande un statut spécial. Elle tente aussi de vivre loin de lui, mais il lui manque. Il pleure, il parle en toute confiance, il lui parle alors même qu'il sait qu'il l'a perdue, même si elle vient encore le voir. Un jour il saute d'un pont alors que le niveau de l'eau est bien trop bas. Il lui avait demandé de le filmer, elle a refusé. Il a trouvé quelqu'un d'autre pour immortaliser le moment. Elle place la scène dans le film qu'elle fait sur lui. La scène qu'elle ne voulait vraiment pas voir. L'auto-destruction sans limite désormais. Il fait des overdoses. Un jour il en fait une en trop, et il meurt.
Le film est terrible, bouleversant. La cinéaste nous plonge dans le désespoir de son ami, et dans son impuissance à elle aussi, qui assiste à ça sans pouvoir le rattraper, sans parvenir à le sauver alors que c'est ce qu'il a fait pour elle. La drogue est toujours plus forte qu'elle. Plus forte que sa présence auprès de lui. C'est le plus déchirant : l'inégalité radicale de la relation, l'injustice d'être celle qui filme et pas celui qui meurt alors qu'elle a tant désiré mourir elle-même. Mais elle a trouvé le cinéma sur sa route. Une raison d'être au monde malgré tout. Avec cette acuité particulière qu'elle a et qu'elle aura toujours pour le désespoir.
L'ensemble est mêlé d'images de manifestations et des discours de Poutine à la télévision. La violence et la bêtise. Je crois qu'on verra ce film dans 20 ou 30 ans comme le témoignage le plus implacable sur ce qu'a vécu la jeunesse russe du temps du règne de Poutine. L'hypothèse de la cinéaste est que sa dépression et celle de son ami sont nationales, politiques, induites par le pays lui-même. Et tous les morts qu'elle a connus sont morts parce que l'Etat ne souhaitait pas qu'ils survivent. Elle n'est pas dupe : elle ne cache pas la drogue, les histoires familiales complexes, mais elle ne cache pas non plus ce que Poutine a fait aux gens.
Le film souffre un petit peu du fait que la cinéaste ne l'était pas encore tout à fait (cinéaste) au début de sa relation amoureuse. Il manque quelques images, quelques scènes au début qui auraient donné un peu d'épaisseur et de vie aux premières minutes, qui ressemblent plus à un photomontage qu'à un documentaire. Le cinéma vient peu à peu. En cours de route. Quand c'est déjà trop tard finalement. C'est magnifique d'assister à cette naissance, et pourtant c'est absolument trop tard.