Visions + Texte d'Umberto Eco
De Il est difficile d’être un dieu d’Alekseï Guerman je me rappelle la pâleur aveuglante de la neige du premier plan. Je me rappelle cette perspective bizarre.
Je me rappelle ces corps pendus et noircis par la mort et aspergés de vinaigre ou bien attaqués par la maladie ou bien hérissés de flèches. Je me rappelle ces corps enchaînés entre eux comme des grappes. Je me rappelle ces corps nus sans visage.
Je me rappelle ce visage masqué par un goudron étrange et celui-là recouvert de plumes.
Je me rappelle ces nez expulsant de la morve.
Je me rappelle ces tripes s’échapper lourdement d’un ventre.
Je me rappelle ces mains fouillant dans la boue fouillant dans la merde.
Je me rappelle ces hommes haranguant la caméra. Pas de réponse.
Je me rappelle ce temps absorbé entre chaque plan livrant à l’abandon et à l’ignorance les êtres qui le peuplent. À part peut-être ces quelques oiseaux furtifs survolant les carnages.
Je me rappelle cet air de musique évoquant l’exil. Je me rappelle cette espèce de hautbois fabriqué dans un style dark fantasy.
En effet, Il est difficile d’être un dieu est une dark dark fantasy.
Voici ma (tentative de) traduction du texte d'Umberto Eco à propos du film :
"Il est difficile d’être un dieu, et il est difficile d’être un spectateur pour ce qui est du sinistre film d’Aleksei Guerman.
J’ai toujours cru et écrit que n’importe quel texte (qu’il soit littéraire, théâtral, cinématographique) était écrit pour un certain «parfait lecteur ». Un lecteur de premier niveau lira le texte pour savoir ce qu’il s’y passe et comment cela finit. Un lecteur de second niveau, plus profondément, lira le texte et y retournera pour découvrir comment il est structuré et pour savoir quels outils narratifs et stylistiques l’avaient fasciné à sa première lecture.
Habituellement, la seconde lecture est évidemment seconde. À part les cas où le but est froid, celle de l’analyse formelle - le domaine des philologues professionnels, pas celle des lecteurs. Ce que je veux dire c’est : le travail de la caméra, le montage et les autres aspects techniques de Stagecoach de John Ford peuvent être analysés et déconstruits par quelqu’un qui a déjà vu le film et ne se préoccupe plus de savoir si le détachement de la Septième cavalerie arrive à temps pour sauver la diligence et si Ringo Kid survit au combat.
En l’occurrence, en parlant du film de Guerman, j’aimerais dire qu’il est difficile de dépasser la première lecture. Une fois atterri dans ce monde Boschien, vous ne pouvez qu’errer dans ses recoins et ses ruelles, même celles trop sombres et difficiles à discerner sur le tableau. Alors, vous errez, hypnotisés de terreur. Il faut une grande force mentale pour y mettre assez de distance afin d’accéder au second niveau de perception.
Bien entendu, l’auteur pose quelques marque-âges le long du texte - je les appellerais même des trappes, nous invitant à sortir et atteindre le second niveau. Par là, je parle de l’utilisation massive de plans-séquences qui crée l’impression d’une distance avec ce que l’on voit (et parfois même nous situant dans une dimension différente, car quoi qu’il arrive rien ne peut nous affecter physiquement.) C’est quelque chose d’assez proche des méthodes de distanciation que créa Brecht sous l’influence de la « méthode d’éloignement » de Shklovsky.
Mais peut-on vraiment s’éloigner de l’histoire racontée par Guerman ?
Oui, Dante s’aménage des échappatoires du cyclone de l’Enfer (bien que l’aide de Virgil lui soit presque nécessaire pour cela). Quand même, il le fait avant de pénétrer chacun de ses Cercles, et pas toujours en tant que spectateur mais bien en tant qu’acteur, de temps en temps totalement pris par l’action, souvent complètement terrifié.
C’était plus ou moins mon état lorsque je m’avançais dans les cercles infernaux du film de Guerman - parfois déconcerté, et complètement incapable de m’éloigner. Dans cet enfer fait d’intolérance et de fanatisme, d’indicible cruauté, on ne peut exister indifféremment, comme s’il ne s’agissait pas de votre enfer, comme si cette fabula narratur ne vous concernait pas personnellement. Non, le film parle exactement de nous, de ce qu’il pourrait nous arriver ou même de ce qui nous est arrivé - même à un moindre degré, moins physiquement terrifiant."