Accident : ce qui arrive quand on ne s’y attend pas. C’est brusque, c’est irréversible, c’est si vite arrivé. Coup ironique du destin, écho sinistre aux premiers plan du film, qui fauche les héros, attire les curieux – mais ne commençons pas par la fin.


Bourre (à la) : l’expression vient du mot « bourre », qui en ancien français désignait la matière dont on remplissait les matelas, et par synecdoque, le lit lui-même. Arriver à la bourre c’est donc arriver en retard, à peine tombé du lit. L’image convient assez bien à Guia, le héros, qui entre en trombe dans le film, court dans les couloirs du grand théâtre de Tbilissi, avale les marches en enfilant son frac ; et col de travers, alors que le spectateur tente encore de comprendre ce qui se trame, arrive juste à temps pour donner triomphalement trois coups de tambour qui closent le mouvement. Guia est, on l’aura compris, timbalier dans un orchestre. Chargé de faire résonner les grosses caisses en début puis en fin de représentation, il a quatre-vingt-dix minutes de pause pendant lesquelles il s’échappe du pupitre. Une fois dehors il flâne, « il se repose, il s'amuse à toute autre chose », mais contrairement au lièvre de la fable, arrive à point nommé pour jouer de la baguette, sous l’oeil tantôt franchement furieux, tantôt vaincu par tant d’insolence, du chef d’orchestre. Le film raconte deux journées de sa vie flâneuse et construite au hasard des rencontres.


Charme : ce dont on ne peut se défendre. C’est du moins la définition qu’en donne Serge Daney dans son entretien avec Philippe Labro en mai 1992, et on doit avouer qu’elle convient assez bien ici. Le charme flotte partout dans ce film, porté, transporté, incarné qu’il est par son héros, Guia. Le personnage principal du film est de fait éminemment charmant. Pas franchement beau – long nez, grande bouche, jambes interminable – le merle chanteur dont on raconte l’histoire attache cependant le coeur : d’un rire, d’un sourire, d’un collier de trombones passé autour du cou ou d’un chant polyphonique entonné à table, il sait faire pardonner un retard, obtenir un rendez-vous, désarmer une colère d’ami.


Distraction : concentration sur autre chose.


Échec : Ils passeraient presque inaperçus dans cette vie de flânerie et de rencontre où on les balaye d’un revers de main, et pourtant c’est l’un des motifs importants du film. La partition qui restera vierge, à l’exception de quatre clefs tracées au crayon gris, le téléphone que Guia raccroche sans avoir obtenu de rendez-vous : autant d’avertissement à un personnage qui écrit sa vie comme un brouillon, en oubliant qu’il n’y aura jamais de propre ...


Filles : ce qui fait se retourner. Il y en a partout, sur les trottoirs, dans les escaliers, derrière les vitrines, dans les bibliothèques, aux repas de familles ! Il y a celles dont on fait semblant de se souvenir et celles qu’on oublie vraiment, les jeunes inconnues qu’on provoque, et les vieilles tantes qu’on embrasse sur le front. Les filles ont ceci de magique dans ce film qu’à défaut d’être toutes aimables, elles sont toutes aimées : la caméra les attrape dans la foule, les cadre, les suit des yeux aussi amoureusement que le ferait le regard d’un Guia perpétuellement épris. Elles traversent sa vie et lui monte à bord, fait un bout de chemin avec elles, sans trop se vexer si on refuse de le prendre à bord. Car si Guia aime toutes les filles, toutes les filles n’aiment pas Guia : celles qui le découvrent lui font les yeux doux ; celles qui le connaissent lui font la tête.


Géorgie : pays dont l’alphabet laisse rêveur. Ce qui, soit dit en passant, fait la moitié du charme du générique – le reste étant dû à la musique de Bach. C’est le pays des choeurs géorgiens, de Tbilissi, capitale frivole et nonchalante, une patrie qu’Otar Iosseliani aime et qu’il nous fait aimer.


Horaires : voir *Distraction


Impuissance : un autre nom pour l’insouciance.


Jeu : dans son heureuse polysémie, cette entrée nous permet de fourrer pêle-mêle les trois grands thèmes du Merle chanteur : la musique, le divertissement, et le théâtre ( théâtre dont Guia fait sa vie, ne cessant de jongler avec les rôles de tombeur, de neveux attentionné, de gentil voyou...)


Kaïros : le bon moment, l’occasion favorable. Guia passe son temps à manquer les rendez-vous officiels, mais conjugue ce retard quasi pathologique avec une aptitude instinctive à saisir l’opportunité. Visiter en passager clandestin un laboratoire scientifique, ou se faire transfuge de table au Restaurant : autant de lucarnes qui s’entr’ouvrent un instant, autant de possibilités dans lesquelles il se glisse, sans se poser (et c’est sans doute là son secret) trop de questions. Paradoxalement, c’est son retard flâneur qui lui sauve plusieurs fois la vie. La mort le guette, à chaque tournant de rue, mais le manque toujours, comme si elle était trop régulière pour un être aussi erratique que lui, comme s’il la prenait de lenteur. Ainsi ce sont des pots de fleurs tombés du balcon qui, par deux fois, fracassent leur vingt kilos de terre cuite et de terre à quelques centimètres de son nez, puis une trappe de théâtre qui s’ouvre derrière ses talons. L’abîme bée sous ses pieds, le ciel choit sur sa tête, mais Guia louvoie, indemne, entre ces dangers qui le laissent un moment songeur, puis qu’il oublie. Le Kaïros, capricieux lui aussi, lui laisse quelques heures de sursis, mais la mort, si rapide qu’elle soit, finira bien par l’attraper.


Longueurs : on en rencontre, dans ce beau film de Iosseliani. Des moments où le spectateur se perd à suivre les méandres de Guia, où la magie se rompt, le rythme s’enlise : les plans se juxtaposent, les lieux s’enchaînent – et toute la légèreté de Guia ne suffit pas à masquer son manque d’enthousiasme à vivre.


Métronome : ce qui bat la mesure. Moins implacable que l’horloge, il est comme la métaphore du temps guiesque : on peut le faire aller largo, andante ou prestissimo, voire même l’arrêter d’un mouvement du doigt. Si les pendules étaient des métronomes, semble penser Iosseliani, le monde serait plus hospitalier pour Guia et les artistes qui lui ressemblent.


Noir et Blanc : Il en va des films comme des chorégraphies : il y a ceux qui supportent l’arrêt sur image – et les autres. Il était une fois un merle chanteur fait partie de ceux donc chaque cadrage est un tableau. Le noir et blanc y est magnifiquement instrumentalisé dans cet univers de scène où les hommes sont en smoking, les femmes en tutu, et le chef d’orchestre éblouissant sur le fond noir du public.


Orchestre : ensemble organisé de musiciens. Construit comme une micro-société, l’orchestre ne fonctionne que si chacun rempli son rôle Soit l’orchestre comme fourmilière et les musiciens les fourmis : Guia en est la cigale.


Pot de fleur : voir *Kaïros


Retard : ponctualité de Guia.


Subtil : l’inverse du crustacé. C’est André Gide qui dans les Caves du Vatican - roman paru en 1914, et dont on peut rêver que Iosseliani l’ai lu - partage l’humanité en deux sortes, les Subtils et les Crustacés. Ces derniers sont des hommes qui vivent collés au monde, au temps, au lieu. Incapables d’un retour sur eux même, ils vivent dans un indécrottable premier degré, au sein d’un univers solide et fixe – l’ironie, comme la légèreté, leur est impossible. Les Subtils, au contraire, louvoient dans un temps fluide, qu’ils tordent au gré de leurs envies. Disponibles, imprévisibles, et en constante désynchronisation avec le temps fixe des Crustacés, ils échappent à leurs lois et leur logique. Si leur indocilité et leur refus instinctif de la loi du rendement n’exerçaient pas une sorte de fascination sur les Crustacés, les Subtils s’en feraient probablement haïr tout de de suite.


Télescope : ce qui permet de regarder une jolie fille sous prétexte de regarder les étoiles. Il y a de fait beaucoup de regards dans ce film ; en particulier ceux de Guia, qui en prodigue autant qu’il en attire, et aime beaucoup fourrer ses yeux dans tout ce qui met un écran entre le monde et soi. Le télescope, qui permet de voir le monde en grand, et le microscope, qui le fait voir en petit, la caméra, qui le cadre et l’esthétise… Cette amour du média déformant se retrouve d’ailleurs chez le réalisateur, qui collectionne les plans pris à travers la circulation, les vitres de bus, les grilles aux fenêtre, les rideaux tirés, les miroirs…


URSS : alors que la Géorgie en fait encore partie durant cette année 1970, elle est quasiment invisible dans le film d’Otar Iosseliani : ni sa froideur, ni sa rigueur, ni son amour des fables morales ne se font sentir dans cette histoire d’oiseau moqueur et éphémère – ce qui explique peut-être que le film ait été interdit à l’exportation pendant quatre ans, et n’ait pu passer qu’en secret au festival de Cannes.


Vanité : représentation picturale évoquant la précarité de la vie et l'inanité des occupations humaines.


Wagner : le compositeur auquel on a préféré Bach. (voir *Géorgie)


Xylophone : instrument qu’on aperçoit à la droite de l’orchestre, à 38’50.


Yeux : organes de la vision. Vous en avez de bons si vous avez réussi à apercevoir le Xylophone.


Ze end : ce qui finit par arriver (à ne pas confondre avec *Accident, même si les deux coïncident parfois.) À la fin, donc, que restera-t-il de Guia ? Pas grand-chose, cherche le spectateur, surtout des sourires, une chaise vide dans un orchestre et le chagrin de deux ou trois belles géorgiennes. Guia ne lègue rien au monde dans lequel il n’a fait que passer, qu’effleurer, sans y laisser de trace plus profonde qu’un trou de clou dans un mur en plâtre. Comme une mélodie qui s’arrête, et ne laisse derrière elle que le souvenir évanescent du plaisir qu’elle a donné. Mais si les derniers plans (la montre au tic-tac obsédant, le clou dérisoire planté dans la cloison) fonctionnent comme une moralité qui conclurait la fable – un « rien ne sert de flâner, il faut produire à point », le spectateur sent bien que le film invite moins à la désapprobation qu’à un épicurisme joyeux, en dépit de la chute tragique. « One should either be a work of art, or wear a work of art », disait Oscar Wilde : il semblerait que Guia, trop preste pour se lester d’une œuvre, ait choisi son camp. Inutile de chercher l’œuvre qu’il laisse derrière lui, elle s’est envolée en même temps que le musicien : c’était sa vie.


Pourtant cette contre-morale ne suffit pas, et le film est comme le héros qu’il raconte : à la fois plein d’un charme doux-amer, et terriblement frustrant dans sa superficialité. In fine c’est presque le sentiment d’écœurement qui domine : écœurement de voir cet enfant gâté par la vie la gâcher à son tour, sans jamais rien construire. Le spectateur sait pourtant que Guia n’est pas condamné ; et l’absence de sentence finale laisse un goût d’inachevé : de belles images, de belles musiques, un jolie histoire – et après ?
Mais laissons-là ces considérations de Crustacé : peut-être ne faut-il pas reprocher sa légèreté au Merle chanteur, dont toute la grâce réside précisément dans le refus de la pesanteur ...

LaGrandeBadherne
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le 12 févr. 2021

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