Je laisse cinq pour le côté spectaculaire, et parce que j'ai la magnanimité de pardonner à mes ennemis. Je déteste cependant un peu plus ce film chaque année qui passe, parce qu'il est le signe de la vassalisation des consciences européennes par le soft power de l'« ami américain », pour reprendre les termes ironiques chers à Éric Branca. On me taxera volontiers d'« anti-américanisme primaire », sempiternel élément de novlangue utilisé comme une marque d'infamie pour jeter le discrédit sur toute voix discordante en faisant l'économie de toute réflexion. Je n'oublie pourtant pas les 20 000 civils normands tués par le carpet bombing par la suite devenu un mode opératoire traditionnel de l'armée yankee, dont la lâcheté trouve ici une belle signature et dont la forêt indochinoise porte encore les traces (de mémoire, 300 enfants laotiens meurent encore annuellement suite à l'explosion des bombes à sous-munitions utilisées à l'époque). Je n'oublie pas, notamment, les 2500 caenais assassinés par nos chers alliés anglo-saxons alors même qu'aucune troupe allemande ne stationnait dans leur ville. Je n'oublie pas les viols en série commis sur des françaises que les campagnes de recrutement américaines dépeignaient comme des libertines folâtres prêtes à servir d'exutoire aux GI conquérants.
Ces viols répétés, motivés par le fantasme d'une Française reconnaissante et nécessairement offerte, Mary Louise Roberts a d'ailleurs pu les comprendre avec intuition comme la manifestation métaphorique d'un sentiment de toute-puissance dont la traduction politique nous poursuit toujours aujourd'hui. La France, aux yeux américains, était devenue tout entière femme, ses hommes vaincus ayant perdu tout droit à la virilité comme elle devait perdre toute autonomie politique par la suite malgré la résistance ponctuelle d'un De Gaulle, jusqu'à l'avilissement complet où nous nous trouvons aujourd'hui. Voir aujourd'hui tant de Français admiratifs devant une œuvre qui glorifie aussi stupidement les États-Unis et leur rôle dans la guerre rappelle combien le constat est toujours pertinent, combien l'Européen moyen se sent désinvesti de toute capacité ou de tout droit à peser sur l'histoire, combien il a transféré le sentiment de sa propre dignité virile sur un pays qu'on habille en héros pour ne plus avoir à assumer soi-même le poids d'un rôle que l'on n'acquière jamais qu'en versant du sang.
Je n'oublie pas non plus que 90 % des pertes de la Wehrmacht ont été causées par le sacrifice de 13 millions de soldats soviétiques quand les Américains n'ont perdu en Europe que quelques dizaines de milliers de leurs fils. Je n'oublie pas qu'ils affrontaient une Allemagne exsangue et toute entière tournée vers l'Est, qui n'aura réellement défendu en France que les Ardennes. Je n'oublie pas qu'en dépit de cela, les troupes américaines peinaient à infliger plus de pertes aux Allemands qu'elles n'en connaissaient elles-mêmes. C'est certes compréhensible au vu de l'avantage tactico-opérationnel que confère une position défensive, mais cela rend le traitement de nombreuses scènes de Saving Private Ryan, où les rookies Américains tuent des soldats allemands aguerris comme des mouches, passablement risibles. Je passe bien sûr sur le côté grotesque du scénario, qui voudrait qu'on risque de sacrifier un détachement de marines dans le simple but de sauver le dernier rejeton d'une fratrie pour ne pas ajouter à la peine de la mère. On y lit sans qu'il soit besoin d'en dire plus la moraline dégoulinante issue du puritanisme anglo-saxon, par laquelle les Américains se persuadent si souvent de leur supériorité morale, et au nom de laquelle ils ont commis tant de crimes.
Bref, je ne souscrirai plus jamais à une exercice de propagande aussi nauséabond, surtout pas au moment où semble sur le point de s'achever une nouvelle guerre où l'Oncle Sam aura instrumentalisé une Ukraine trop naïve contre son rival russe, et conduit le pays à sa destruction. Ma culture n'a rien à envier à celle des États-Unis d'Amérique, l'histoire de mon pays non plus. Et comme disait le Général : « Il faut regarder les Américains dans les yeux ; ils finissent par s'y faire ».