Comment l'ambition et la corruption peut tuer notre art intérieur, comment notre ego peut nous élever vers la destruction, comment nos illusions se révèlent perdues, cela fait des années que Xavier Gianolli souhaite porter le roman de Balzac qui fut visiblement une œuvre charnière dans ce qui a défini son approche du monde. Cette histoire d'un homme qui traverse le film en jouant une funeste comédie, en se demandant comment les autres le voient et en jouant avec ça, ce sont déjà des thèmes distillés dans sa filmographie, que ce soit ce voyou qui veut jouer le rôle d'un samaritain dans "A l'origine", un Gérard Depardieu qui veut communiquer son aura d'artiste dans les bals populaires avec "Quand j'étais chanteur", où encore l'entourage de "Marguerite" qui se prête à jouer une constante comédie.
Gianolli est un réalisateur qui est finalement peu connu du très grand public, mais qui marque et reçoit du respect de la part de ceux qui le suivent dans ses aventures, et l'engouement de la salle à la fin des "Illusions Perdues" s'est traduite par une véritable standing ovation, des applaudissements à s'en exploser les doigts, engouement auquel j'ai participé avec amour. Car les "Illusions Perdues" c'est du grand Gianolli, et c'est un grand film de cette année 2021.
En terme déjà de réalisation, c'est au-delà de tout ce que le réalisateur a pu proposer jusqu'ici : une utilisation de lentilles déformantes qui créé un ombrage sur les bords et un flou en lignes absolument magnifique. Une sélection musicale judicieuse. Une caméra constamment en mouvement, multipliant avec générosité les angles parfois pour une action d'à peine 10 secondes (rien que porter une lettre à quelqu'un où filmer un envol de pigeons, ce sont 4 à 6 plans avec diverses échelles de valeur). Un montage éreintant où le rythme s'accélère au fil du récit et que l'opulence rempli le cadre. Tout ça au service d'un casting gigantesque où chacun est à sa place : Benjamin Voisin est encore une fois parfait, Xavier Dolan rentre parfaitement dans le rôle, et je n'ai jamais vu Vincent Lacoste joué aussi bien. Gianolli donne tout, il combine diverses techniques de ses films antérieurs pour que la forme touche au sublime.
Et le fond n'est pas mis de côté, bien au contraire. Entre la voix off et les dialogues pour la narration audible, et tout ce qui est montré à l'écran, toutes les émotions transmises par un travelling où un décadrage pour la forme visuelle, l'histoire est parfaitement compréhensible et on rentre dedans avec facilité. Bien que ce soit une œuvre importante pour lui, il n'a pas hésité à remodeler le roman pour le rendre entièrement cinématographique, une volonté dont il faut louer la justesse. Et Dieu que cette histoire est passionnante : le film est un grand chemin pour nous montrer comment l'âme de Lucien devient aussi corrompue que le journal pour lequel il travaille, comment la société nous juge, comment nos espoirs sont détruits par l'appât du gain, de la vengeance et la gloire. Lucien veut s'élever, malgré la présence d'un amour qui devrait le maintenir à terre, il n'en est rien, et il prend un tel plaisir à construire sa destruction. Très avare en détails sur la société parisienne de l'époque, le film porte une volonté éducative qui peut sembler scolaire, mais qui rend clair le fait que le pourrissement de cette société n'est jamais mort et qu'il n'a fait qu'évoluer à travers les âges et les technologies.
Un parallèle évident avec notre époque pourrait résider dans cette petite pique consistant à dire que le profit que chacun tire de notre société corrompue sera atteint quand un banquier sera au gouvernement, mais je vois le parallèle ailleurs : dans une courte scène, le personnage incarné par feu Jean-François Stévenin présente une nouvelle technologie : pour remplacer les acteurs employés pour applaudir dans la foule, il a conçu un système en bois permettant de créer de faux applaudissements cachés sous les sièges. Le pourrissement de la société ne se meurt donc pas, il ne fait que prendre d'autres formes, plus modernes, plus simplifiés.
Ce monde est pourri, et il faut se battre pour faire de belles choses. Un propos hautement universel, ce qui m'a fait prendre conscience d'une des raisons qui définit mon amour pour le travail de Gianolli : ses récits sont très français, on sent tout notre pays au creux de ses œuvres, mais ils sont tous extrêmement universels et compréhensible dans le monde entier. C'est proprement extraordinaire de réussir à chaque fois ce petit tour de force qui bâtit film après film son œuvre. Une œuvre qui peut maintenant compter sur cette adaptation qu'il a tant rêvé de faire. On ne ressent pas la fougue d'un jeune réalisateur qui fait exploser ses émotions dans tout les sens, mais la sagesse et le contrôle d'un réalisateur confirmé, aguerri, qui a connu la gloire et l'échec, qui a construit un style propre à lui, qui a gommé ses fragilités et embellit ses armes de narration, qui a exploré ce monde cruel et insolent, qui s'en est prit plein la gueule avec "Superstar" malgré la confirmation du public et des cérémonies pour "A l'origine", et qui a maintenant une compréhension solide de ce qui l'entoure pour réaliser une adaptation juste tout en se la réappropriant.
"Illusions Perdues" est un accomplissement. C'est un grand film français, ceux que je pourrais revoir des années après sa sortie avec toujours le même plaisir. Il lui manque juste cette petite étincelle qui a fait que "Onoda 10 000 nuits dans la jungle" où "Julie en 12 chapitres" sont les plus grands films actuellement à mes yeux de l'année 2021. Mais bon sang que c'était bon d'assister à une telle destruction. Que c'était bon de voir un si grand film.