Le soleil russe ne se couche jamais
La jeune réalisatrice russe de 23 ans, Valeria Gaï Guermanika, s’essaie au teen movie en essayant de subvertir un peu les codes du genre. L’ouverture du film, un long traveling en caméra subjective dans un couloir d’école, fait immédiatement penser à Gus Van Sant et à son "Elephant" (USA, 2003). De fait, on se trouve ici dans un type de cinéma assez proche, une vision doloriste et plutôt pessimiste de l’adolescence, qui gomme toute sensiblerie au profit d’une approche plus crue qui confine parfois au sordide. L’ensemble est filmé la caméra à l’épaule et souvent en plans rapprochés, ce qui rend certaines scènes un peu pénibles à regarder tant l’image est ballottée en tous sens. La musique est totalement absente du film, à l’exception des quelques dernières minutes de la fin où elle fait une apparition inattendue, renforçant l’atmosphère dramatique du dénouement. L’autre référence qui me vient à l’esprit, moins connue celle-là, c’est "Fucking Amal" de Lukas Moodysson (Suède, 1998) dont l’esthétique est très proche et le propos également, quoique le film suédois, lui, finissait bien…
L’action se déroule sur une semaine. Lundi, dans un lycée de la banlieue moscovite, un professeur annonce qu’une soirée pour les étudiants sera organisée le samedi suivant dans les locaux de l’école. Cette information anodine prend alors au cours des jours une importance grandissante tant les lycéens, dont le quotidien ne semble pas des plus divertissants, attendent le grand jour avec impatience et placent tous leurs espoirs dans ce qu’ils considèrent comme une véritable évasion hors de la grisaille. Les trois héroïnes, Katja, Vika et Zhanna, sont les meilleures amies du monde et se sont juré fidélité, elles se sont notamment promises de ne jamais se trahir pour un garçon et de ne jamais devenir adultes. La première scène où elles apparaissent à l’écran, on les voit enterrer le cadavre du chat de l’une d’entre elles et préparer sa veillée funèbre, un épisode susceptible d’être vu comme une rupture symbolique avec le temps de l’enfance, comme pourrait le laisser entendre les événements qui vont suivre : querelles familiales, fuites, découvertes de l’alcool et de la sexualité, et tout cela sur un mode plutôt traumatique et désespéré. Ce passage brusque à l’âge adulte est aussi celui d’un repli individuel et de la dissolution des liens d’amitié adolescents : Zhanna et Vika rompent avec Katia et décident d’aller seules à la fête pour éviter tout scandale (car leur amie a failli provoquer l’annulation de la soirée à cause d’une fugue), Vika abandonne Zhanna dans les toilettes publiques en plein coma éthylique, Katia séduit le garçon convoité par Vika… La violence physique entre filles est présentée à plusieurs reprises, du bizutage à la bagarre en passant par le tabassage, plusieurs plans nous montrent les portes du lycée recouverts de barreaux métalliques, les amies se cachent pour fumer entre deux containers qui laissent voir des barbelés à l’arrière-plan… L’ambiance est agressive, Katja est battue par son père, Zhanna simule des tentatives de suicide pour amadouer ses parents, le tableau est sombre malgré le soleil omniprésent.
J’aimerais relever pour finir un détail qui peut paraître anecdotique mais qui participe beaucoup à l’esthétique de la seconde partie du film : il est toujours question de cette fameuse soirée mais lorsqu’elle arrive enfin, on s’aperçoit qu’elle a lieu… en plein jour. Les lycéens se rendent dans une salle obscurcie pour l’occasion et aménagée en discothèque mais nous sommes en pleine journée, toutes les scènes à l’extérieur (notamment dans les jardins du lycée) en attestent, et le temps est même très ensoleillé. Vers la fin de la fête, lorsque le drame est à son paroxysme et que les unes et les autres s’en vont, on remarque aux rayons du soleil sur l’herbe que nous devons approcher de la fin de l’après-midi… Dans une des premières scènes déjà, lorsqu’une des filles propose à ses camarades d’aller boire des gin tonic pour célébrer la mort du chat, l’une d’elle répond : « Il est déjà tard… » – et, là aussi, tout nous montre que nous sommes en pleine journée. Ce décalage, cette absence de soirées et de nuits crée à certains moments comme une impression d’irréalité, un contrepoint au réalisme très dur de l’action.
Il existe de ce film une version doublée en français que je vous déconseille vivement, par principe bien sûr (rien ne vaut un film en version originale sous-titrée) mais aussi parce que le doublage est ici particulièrement raté, non pas tant dans la synchronisation que dans les voix et les tons.