In the Mood for Love se revoit. Au passé, tout nous est déjà dit en introduction et revoir le film nous met alors face à la répétition dont l'échappé est impossible. Répéter non pas pour se confronter comme chez Nietzsche à l'évaluation morale d'une action, mais à l'implacable d'une destinée dont chaque instant du récit nous révèle qu'il aurait pu en être pourtant autrement. "Peut-être". C'est dans le présent que le "peut-être" se pose ; il s'inscrit dans le souvenir comme un regret. C'est bien là le thème principal du film. Non pas la rencontre, mais celle qui n'est pas advenue et sa possibilité désormais révolue. Revoir un film sur le regret, c'est entrer dans sa logique obsessionnelle dont 2046 développera le motif. C'est le sens des ralentis qui émaillent le film où le souvenir tente de retenir ce qu'il craint d'oublier, et dont la valse qui opère comme un leitmotiv aux variations subtiles à l'image des "répétitions" auxquelles se livrent les protagonistes, participe de cette mécanique de l'obsession.
In the Mood for Love est le récit d'un souvenir, ce n'est pas le fait passé exhumé. Resnais a montré la différence qu'il y a entre souvenir et passé dans le traveling décisif d'Hiroshima mon amour. (Le premier plan de In the Mood for Love est également un traveling le long d'un mur.) Le souvenir est le présent d'une conscience qui se rappelle. Ainsi Marguerite Duras dans le synopsis du film de Resnais précise de cette phrase mystérieuse, commentant l'amour des personnages relégué dans l'oubli, "Donc perpétuel. (Sauvegardé par l'oubli même)". Elle comprend que se souvenir, c'est trahir. Et que l'histoire véritable n'est pas celle dont on se souvient, mais celle qu'on a oubliée. Livrer au temple son secret comme le fait Chow à la fin du film, c'est confier l'histoire de son souvenir aux souvenirs de l'Histoire et confronter deux temps, dont la fécondité qu'illustre l'herbe qui pousse sur la motte de terre indique le sens de l'art selon WKW, l'emprunte dramatique et fugace de notre passage saisie dans le mouvement tragique de l'Histoire.
Saisir l'histoire particulière dans l'Histoire collective afin d'en cerner les contours. Hong Kong connaît entre 1961 et 1962 l'arrivée de nombreux migrants Chinois de La République Populaire de Chine qui fuient la famine. C'est dans ce contexte que se rencontreront M. Chow et Mme Chan. L'exiguïté des couloirs dans lesquels les personnages se frôlent et le recours systématique au surcadrage indiquent assez les contraintes auxquels se heurtent les personnages. Outre la contrainte dramatique, à savoir que leur situation est le produit de l'action de tiers (leurs conjoints), réduisant leur marge de manœuvre à une seule réaction, on devine qu'il y a là aussi la mise en scène d'une contrainte historique et sociale, autrement dit morale. La gêne qu'occasionne le regard d'autrui est l'empêchement majeur de leur réalisation et c'est bien le regard rétrospectif de WKW qui projette ce jugement historique sur l'époque. L'insert de l'image d'archive dans le film est exactement l'illustration de cette confrontation : c'est le temps historique objectivé contre celui du souvenir. Régulièrement et à l'instar du plan inaugural, un léger traveling vient prendre les personnages et précède leur cadrage. Comme s'ils subissaient bien sûr constamment l'effet d'un hors-champ mais semblant également signifier que leur histoire est la partie d'un tout la contenant dont on aurait monté certains des rushs pour obtenir le film, générant sa construction morcelée et éparse, fragmentaire.
The Grandmaster ira plus loin dans la confrontation de l'individu et de l'Histoire, de leur temporalité.
Le temps y est alors perçu comme un flux qui traverse le monde et les êtres. Le présent n'est que le moment lors duquel on peut agir sur ce flux. La maîtrise du maître de Kung-fu est exactement sa capacité à être au présent, sa maîtrise du temps et répond exactement au projet esthétique de WKW dans sa maîtrise du rythme.
L'échec de la rencontre n'est que le signe d'une discordance des temporalités dans In the Mood for Love, et dans leurs hésitations, les personnages ne sont pas en rythme, condition nécessaire de l'amour. Il en reste l'histoire sublimée d'un regret vu "à travers une fenêtre poussiéreuse" qui n'est que la tentative vaine de repenser sa possibilité d'action à rebours.