Empire likes back
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le 11 juin 2017
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Inland Empire est probablement le film le plus terrifiant que j’ai vu dans ma vie, et au cinéma le registre horrifique ne fonctionne presque jamais sur moi. Je comprends qu’on puisse reprocher au dernier film de Lynch son caractère abscons (bien plus encore que Lost Highway et Mulholland Dr.), sa mise en scène extrêmement bizarre et sa photographie numérique qui rappelle les débuts d’Internet, mais tout ça se justifie complétement par le simple fait que tout ce qu'on voit n’est qu’une succession de rêves. Avec ce nouvel outil qu’est la vidéo, son côté moche mais aussi aérien et réaliste, Lynch a atteint l’apogée de ce qu’il essayait plus ou moins de créer depuis toujours, à savoir la sensation physique de ce que c’est que d’être en train de rêver, d’être pris dans un cauchemar et de ne pouvoir en sortir que pour basculer dans un autre rêve ou dans un autre cauchemar.
La mécanique binaire et bien huilée des films d’avant, avec une partie plus proche de la réalité et une autre plutôt de l’ordre du fantasme et du rêve, n’a plus lieu d’être ici. Lynch ne cherche plus simplement à donner une ambiance onirique à une histoire, il filme directement ce qui pourrait être une nuit de rêves et avec, paradoxalement, un sens du détail et un réalisme implacables. Nous faisons tous des rêves, nous avons tous fait des cauchemars, et pour moi, ce film en retranscrit totalement les sensations. Le souvenir qu’il laisse après le visionnage est le même que le souvenir que l’on garde de ses rêves après une nuit de sommeil : il est flou, incomplet, on se rend parfois compte de l’absurdité des conversations auxquelles on a rêvé tout en se rappelant à quel point elles ne nous ont pas du tout paru étranges sur le moment, on se rappelle comment à partir d’un détail, on a pu basculer d’un rêve dans un autre, comme certains étaient réalistes, d’autres complétement absurdes, certains très brefs et d’autres plus longs, etc. Lister toutes les possibilités de mise en scène qui sont convoquées pendant les trois heures de métrage pour faire passer toutes ces sensations est impossible. Cela passe par le flottement de la caméra dans un couloir étroit, les angles improbables, les points de vue subjectifs, les situations absurdes et improbables et les transitions entre celles-ci, la gestion magistrale de l’espace, avec par exemple cette fausse maison de studio de tournage dans laquelle on rentre et qui devient alors une vraie maison dans la scène qui suit, ou ce labyrinthe final dans lequel Laura Dern cherche à retrouver un homme pour le tuer.
On est perdu, complétement sans repère devant Inland Empire. On se noie dans les interminables couches de réalités parallèles qui s’accumulent devant nous, et de là naît un authentique sentiment de peur, la peur de l’étrange, la peur de l’inconnu. Il y a une scène absolument cauchemardesque que j’aimerais décrire, ce qui ne peut que la dénaturer, mais tant pis. À plusieurs moments, Laura Dern raconte des souvenirs à un type inexpressif avec des lunettes de travers dans un décor fermé et sombre. Rien que le regard dans le vide de ce personnage a quelque chose glaçant, précisément parce qu’on ne comprend pas si on est censé avoir peur. Il y a des cauchemars qui démarrent comme ça : on sent que quelque chose ne va pas, mais on ne sait pas trop quoi. Le personnage à lunettes finit par se lever et va répondre au téléphone derrière un muret, on le perd de vue mais on sait qu’il est encore là et on le ressent comme un élément de cauchemar. Le personnage de Laura Dern vit la scène exactement comme nous la vivons et profite de ce moment pour s’enfuir par la cage d’escalier. À partir de ce moment-là, le film devient vraiment angoissant, et ce jusqu’à un affrontement final entre le personnage et ses démons qui a dix ans d’avance sur certains jeux vidéo horrifiques et creepypastas sur Internet.
Il faut accepter de ne rien comprendre pour aimer Inland Empire. Certes, quelques lignes d’interprétation se dégagent de toutes ce images, bien sûr, Lynch a réfléchi un minimum à ces intrigues enchâssées et a certainement disséminé des clefs de compréhension partout, mais de toute façon, il est primordial que tout soit dans un premier temps fondamentalement incohérent et inexplicable pour apprécier ce que Lynch a tenté de mettre en image avec ce film et que, en comparaison, il n’avait fait qu’effleurer dans les précédents. C’est en un sens son meilleur film, son plus détestable aussi, le plus abouti et le moins maîtrisé à la fois, mais c’est quelque chose que seuls les moyens du cinéma peuvent offrir et qui n’a aucun équivalent possible dans une autre forme d’art.
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Créée
le 19 déc. 2024
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