Il faut l'avouer : le cinéma de Lynch est quand même assez difficile d'accès, du moins en surface. Des situations surréalistes auxquelles il est difficile de s'accrocher, un absurde constant rendant la prise de contact compliqué, une culture et une glorification des aspérités et des déviances de la vie et de la nature qui peut être rebutante pour une partie des spectateurs. Je comprend que beaucoup de gens ne comprennent pas, et n'arrivent pas à rentrer dans le cinéma d'un réalisateur parmi les plus atypiques : c'était mon cas également au début de sa cinématographie. C'est aussi pour ça que l'art moderne est souvent critiqué, l'œuvre ne fait pas forcément d'effort pour t'être accessible platement, et demande un minimum d'investissement.


Alors je ne veux absolument pas faire comme les gens qui disent "Non mais tu peux regarder cette série ça devient bien à partir du 168ème épisode tu va comprendre", d'autant plus que ce n'est pas le cas ici. Il est vrai que plus je m'y suis intéressé, plus je me suis immergé dans l'œuvre de David Lynch, et plus je me suis mis à apprécier la puissance émotionnelle folle et le savoir-faire d'orfèvre que ce type met dans ses projets. Non pas qu'il faille se forcer à regarder stupidement quelque chose jusqu'à apprécier, mais simplement qu'en approfondissant un peu plus on finit pas comprendre certains éléments qui n'étaient pas évidents aux premiers abords. On m'a expliqué, et j'ai surtout petit à petit compris beaucoup d'aspects des obsessions que l'auteur aimait illustrer avec ses projets de métrage : le mal qui hante le monde, naturellement. Toutes les aspérités de notre espèce humaine : la vieillesse, le handicap, les marginaux, les déviants. L'onirisme : illustrer ce phénomène tellement fascinant de nos vies, et pourtant incroyablement obscur à caractériser et encore plus représenter : les rêves. Ces 3 facettes passionnantes parcourent l'œuvre riche et variée d'un auteur qui ne se refuse rien : road-trip/romance avec Wild at Heart, mélodrame avec Elephant Man, policier/sitcom avec Twin Peaks, horreur avec Eraserhead (je crois c'est le dernier que je n'ai pas vu). On finit par vraiment comprendre la démarche de David Lynch, et c'est à ce moment-là qu'on se met à véritablement savourer ce qu'il veut proposer avec son cinéma.


Ce qui nous amène tranquillement à Inland Empire, à priori le dernier "long-métrage" de l'auteur, à cause de recettes trop peu satisfaisantes. On met tous les curseurs précédemment cités au maximum : le mal est plus invisible et donc plus ancré dans le monde que jamais, les gens sont fous, viciés, tourmentés, on a du mal à percevoir la source de pourquoi et c'est tout simplement naturel. On retrouve beaucoup d'acteurs fétiches de Lynch, plus marqués mais toujours aussi beaux et habités, Laura Dern, Harry Dean Stanton. On va lorgner dans les recoins les plus oppressants de l'amour : la prostitution et les relations clandestines, nocives et abusives. Le film n'est plus qu'un rêve géant : la narration ne va nulle part, les scènes s'enchaînent sans temporalité mais surtout dans un flot d'émotions et de ressenti constant, on est dans un sentiment d'incompréhension et de réflexion, puis un flot d'excitation nous envahit pour au final partir sur de la stupéfaction et de l'appréhension. On ne comprend jamais vraiment où le film veut nous emmener, les personnages aussi d'ailleurs ne semblent avoir aucun contrôle et déambulent dans ce Hollywood déconnecté inconsciemment, les couches de rêves se superposent comme les couches de jeux où dans plusieurs scènes on ne sait plus si on est sur un tournage ou dans la réalité, et pourtant cet édifice est construit autour d'un cœur cohérent mais enfoui, dont on perçoit quelques aspects au fur et à mesure que les 3 heures avance : une fille cherche une femme, on a un lien particulier et malsain avec les relations et la sexualité, on perd pied avec la réalité.


Inland Empire m'est apparu comme le plus cauchemardesque, le plus oppressant et le sombre des Lynch. On est loin des ambiances légères d'autres métrages, ou des conclusions optimistes de dernière minute de Wild at Heart et Fire Walk With Me. Ici pendant tout le film on est plus proche du cauchemar que du rêve, et vous pouvez vous attendre à une ambiance très instable comme je l'ai dit, qui met souvent mal à l'aise et ne se prive pas de moments pour vous brusquer voir vous choquer : dans la scène finale un passage très particulier et vraiment parmi les plus gros trauma que j'ai eu au cinéma, j'ai presque dû détourner le regard de l'écran tellement ça me mettait mal ! Toute cette ambiance est garantie par deux éléments qui font de ce film un véritable bonheur à regarder : la mise en scène tout d'abord qui est dans la grande tradition de Lynch pour nous proposer de l'esthétisme et de la beauté en veux tu en voilà : noir et blanc, couleur, plans larges et grand angle fous sur les visages, gestions de la lumière et des couleurs magnifiques, de l'absurde comme on en voit rarement au cinéma, ça dure 3 heures donc on a le temps de s'en prendre plein la rétine. Le deuxième garant étant, comme souvent chez l'auteur encore une fois : la musique ! Un sentiment incroyable est filé pendant tout le film sans jamais te lâcher, et des compositions magnifiques sortent du lot et restent dans la tête (Ghost of Love et le final Polish Poem).


Que dire de plus : il y a une matière folle à apprécier dans Inland Empire. 3 heures de pur Lynch, tout est exacerbé : une ambiance et émotion folle, jamais un film ne m'a paru à ce point comme un rêve projeté sur écran, une musique sublime qui fait office de véritable colonne vertébrale de 3 heures, des scènes à l'esthétique et la puissance grandiose, et une hallucination XXL qui permet quand même de se questionner sur un cœur névralgique d'intrigue riche. ABSOLUMENT PAS le premier Lynch à voir par contre c'est sûr et certain, commencez par les plus accessibles de son œuvre, The Straight Story et Elephant Man, imprégnez-vous et comprenez les obsessions, les thèmes et la patte de cet auteur puis allez vers son rêve le plus fiévreux, et peut être son dernier cadeau au 7ème art. Merci David !

Tomega
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le 30 janv. 2022

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