Il est à souligné qu’Herzog a réalisé une série sur le même sujet l’année suivante, comme nous
l’indique Emmanuel Burdeau dans le livre Werner Herzog, Pas à Pas qu’il a coécrit avec Hervé
Aubron : « On Death Row [la série télévisée] était le titre de travail d’Into the Abyss, qui devait
réunir plusieurs cas de condamnés. Puis Herzog a rencontré Michael Perry et Jason Burkett,
accusés d’un triple meurtre à Monroe (Texas), et décidé de leur consacrer un film à parti
entière ».
On peut par ailleurs constater qu’il a gardé la même dynamique du film dans
sa série, de même que certains plans utilisés dans le générique d’ouverture de chaque épisode.
Dans l’épisode 3 consacré à Joseph Garcias et Georges Rivas, Werner Herzog va jusqu’à
raconter que juste après l’interview avec Michael Perry, il a remarqué que G. Rivas était lui
aussi au parloir. L’ayant déjà contacté auparavant, il a enchaîné en l’interviewant également.
Nous pourrions disserter encore sur les collisions entre Into the Abyss et la série On Death Row,
mais nous allons nous concentrer sur le premier.
Le film commence avec un prologue, une interview du révérend Richard Lopez, l’Aumonier de
la Death House du Texas, littéralement « La maison de la mort ». L’entretien se déroule une
heure avant une exécution par injection létale au cours de laquelle le révérend va officier. On
démarre dans le solennel, la technicité puis on bascule dans une légèreté relative car il raconte
une anecdote sur un couple d’écureuils qu’il a faillit renverser mais qui s’en sont sortis et l’ont
regardé, debout sur leurs pattes. « Que dites-vous de cela ? Si je ne m’étais pas arrêté, j’aurais
pu écraser l’un de ces écureuils. Leur vie aurait pris fin et cela me rappelle… les nombreuses
personnes avec qui j'ai été dans leur dernier souffle de vie… et en raison de mauvais choix et
d'erreurs qu'ils ont faites dans leur vie, leur vie leur enlève. Donc, la vie est précieuse, que ce
soit un écureuil ou un être humain ».
Nous rentrons au cours de l’anecdote dans le tragique, la fin de l’interview se fait en larme pour le révérend qui ne parle plus, et une musique extradiégétique prend place, nous changeons de lieu, un couloir de prison et le titre du film apparait avec son sous-titre : Into The Abyss – A Tale of Death, A Tale of Life, « Dans les abysses – Une Fable de Mort, Une Fable de Vie ».
La musique continue jusqu’à ce que l’on nous présente Michael James Perry dans ses habits de
détenu, rentrant dans le parloir et se faisant enlever les menottes. Il prend le téléphone pour
communiquer avec Werner Herzog à travers l’épaisse vitre qui les sépare. Plusieurs cartons
apparaissent successivement : « Michael Perry est dans le couloir de la mort à l'unité Polunsky
de Livingston, au Texas, pour des crimes qu'il a commis il y a dix ans » - « Au moment du triple
homicide, lui et le co-accusé Jason Burkett étaient adolescents. Perry a maintenant 28 ans » -
« La date de son exécution est fixée au 1er juillet 2010 ».
Les cartons passés, la bande-son prend fin et l’entretien commence. Il est bref, deux minutes
environ et nous passons à la première grande partie du film : The Crime, où la musique revient,
avec des nouveaux cartons. « Le voyage de Michael Perry vers Death Row a commencé dans
cette maison de Conroe, au Texas ».
L’image que nous voyons illustre ce carton, des images vidéo d’une maison. « Après avoir découvert une victime de meurtre flottant dans un étang, les détectives d'homicide ont commencé une perquisition ici en octobre 2001 - Vidéo de scène de crime de la police ».
L’image prend alors une dimension tout autre, plus viscérale et dérangeante que les mots des cartons : on voit du sang autour et sous un tapis, jusqu’aux mur et au plafond.
« C'est quelques jours après le meurtre. Les lumières ont brûlé et le téléviseur est resté allumé,
intact ».On perçoit toute la vie qui jusqu’ici suivait son cours être interrompue : une pâte à
gâteau est posée sur un plateau métallique, prête à être enfournée. La musique s’arrête et nous
passons à une interview de Danon Hall, le shérif. Lui et Herzog sont devant la maison et
discutent de sa tranquillité apparente, maintenant dix ans plus tard.
La musique reprend au bout d’un moment, couplant les images d’archives avec la voix de Hall, maintenant en off. On voit même des images de ce que l’on devine être un corps et nous commençons à comprendre ce qu’il s’est passé : Perry et Burkett ont tué cette femme pour sa voiture ainsi que deux autresjeunes hommes (dont le fils de la première victime) afin d’avoir accès au portail de leurrésidence. « Après une fusillade avec la police, Perry et Burkett ont été arrêtés pour le meurtrede Sandra Stotler ». Nous pouvons enfin mettre un nom sur la première victime.
« Dans l'ambulance, Perry a également avoué que lui et Burkett avaient également assassiné Adam Stotler et Jeremy Richardson ». Nous connaissons également les deux autres victimes.
S’ensuit alors une interview de Charles Richardson, frère aîné de Jeremy : leur père est en prison
à vie pour meurtre, lui a été arrêté pour possession de drogue à l’enterrement de son frère et sa
sœur s’est fait renverser par une voiture et en est morte.
Il se confie : « Tout le monde disait que j'étais celui qui était censé être mort avant 21 ans, pas Jeremy ».
Il n’y a pas de musique à consonance dramatique ici, les paroles suffisent. Nous pouvons remarquer que le film utilise certains éléments normalement réservés à la fiction de temps à autre, notamment la musique en accord avec les images, souvent tragiques. Mais Herzog se livre à une autre utilisation, cette fois-ci propre au documentaire, puisque l’une des façons qu’il a de jouer avec les interviews « […] consiste, particulièrement dans les films dont le récit a forme d’enquête – Into the Abyss et On Death Row en tête -, à tisser les interviews de telle sorte que de l’une à l’autre un autre désordre s’installe. Les victimes semblent prendre la place des bourreaux et inversement.
Le récit passe d’une famille à une autre, et bientôt on cesse de savoir qui on doit plaindre… »
estime Emmanuel Burdeau. Ce qui marque également ces interviews est également le haut degré de participation d’Herzog, qui n’est pas sans rappeler la manière qu’avait Marcel Ophuls
d’intervenir dans ses propres documentaires, notamment November Days (1990) et Hôtel
Terminus (1988). Il y'a aussi chez les deux cinéastes une forte tendance à vouloir rencontrer et interroger tous les « acteurs » d’une tragédie, victimes, bourreaux et observateurs, comme Ophüls le fera aussi avec Le Chagrin et la Pitié.
On assiste plus tard à la première apparition de Jason Aaron Burkett. « Jason Burkett a été
reconnu coupable dans un procès séparé. Contrairement à Michael Perry, il n'a reçu qu'une
peine à perpétuité ». Nous nous retrouvons devant le même dispositif filmique que pour Perry
excepté qu’ici Jason Burkett dément totalement sa participation aux meurtres et, plein
d’assurance, affirme s’être endormie saoul et s’être réveillé dans la Camaro conduite par Perry
en plein fusillade avec la police.
On voit alors quelques images d’archives supplémentaires de l’état de la voiture post-fusillade que l’on avait déjà vu quand le shérif en parlait. Nous passons de Jason parlant de son père témoignant au procès à l’interview du principal intéressé, DelbertBurkett, lui aussi en prison mais pour un autre meurtre. Il raconte son intervention au procès :
« J'ai demandé au jury « s'il vous plaît, ne tuez pas mon fils », il n'a jamais eu la moindre
chance. Il n’avait pas de père, je n’étais jamais là, et sa mère était une mère célibataire avec
quatre enfants et elle avait un handicap. Elle vivait d’une pension d’invalidité, ils n'avaient
pas assez de bons alimentaires. Il a vraiment eu une vie médiocre […] Si j'étais là, ce serait
peut-être différent ».
Delbert explique qu’à l’issu du procès, lui et son fils ont été menottés dans le même bus pour
rentrer en prison.
« Nous avançons inexorablement vers la peine capitale et soudain une terreur
encore plus grande nous envahit : ce n’est pas une histoire qui raconte la vie de quelqu’un,
mais celle d’un pays tout entier, l’Amérique pauvre. Le pays ou la ségrégation sociale précipite
les mal lotis continuellement vers le crime, vers la prison, vers la fin ou ce fameux corridor
mène » nous déclare la cinéaste Claire Simon dans son édito consacré au film sur le site internet Tenk.
Il est exact de dire que le film n’est pas que sur une tragédie, mais son contexte également, dont l’une des couches se trouve être les Etats-Unis. De plus, la manière dont Herzog perçoit ce pays, ce qui en transpire tout le long, fait un peu penser à la vision de Michelangelo Antonioni dans les années 1970 période Zarbiskie Point.
En revanche les personnages d’Into The Abyss ne sont pas prétexte comme l’étaient ceux du cinéaste italien mais permettent de tisser une toile composant une compréhension plus claire et précise sur leur pays. Lors d’une interview, Antonioni a qualifié les USA en quatre mots : : Gaspillage / Innocence / Etendue / Pauvreté.
"La peine de mort existe dans 34 des états des Etats-Unis d’Amérique. Actuellement seuls 16 états pratiquent vraiment les exécutions. Les exécutions sont légalement menés par injection létale. L’Utah était encore récemment le dernier état à laisser le choix avec un peloton d’exécution. En tant qu’allemand, venu d’une histoire différente, étant seulement invité aux Etats-Unis, je suis respectueusement en désaccord avec la peine capitale » déclare-t-il a chaque début d’épisodes de sa série On Death Row.
Pour revenir sur le long métrage, nous pouvons par ailleurs constater que Delbert Burkett perd la notion du temps et confond sa date de libération 2042 avec 1942. La voix de Werner Herzog intervient peu après en off : « Quel siècle… Quelle décennie… dix ans après le meurtre, la voiture de Sandra Stotler est toujours assise dans un parking de la police en compagnie d’autres crimes » images à l’appuie, également des autres voitures, autres traces d’autres tragédies.
Nous assistons vers les trois quarts du film aux adieux des deux hommes, Herzog lui disant :
« Michael Perry, I wish you all the best » - «Michael Perry, je vous souhaite bonne chance »,
et Michael Perry rétorquant : « I don’t know what will happen. I’ll found out on Monday » - «Je
ne sais pas ce qui va se passer. Je le saurai lundi ».
Cette notion du temps, trouble pour lui mais également pour le spectateur (la chronologie du tournage des séquences est un puzzle à reconstituer) revient, incessante, et devient palpable, imminente. Nous nous retrouvons face à Lisa Stotler- Balloun, sœur de Jérémy et fille de Sandra que nous avons déjà vu plusieurs fois, qui confie : «Je suis contente d’avoir assisté à l’exécution […] Je me souviens d’être entrée et de me dire: cela ressemble à un garçon. J'avais construit cet énorme monstre, diabolique, monstre meurtrier dans ma tête, et ce n'était qu'un garçon », elle dit ceci tandis que Herzog nous remontre certains images du prologue où Michael Perry sourit.
L’imminence de la mort de Perry est déjà passée et c’est de ses conséquences dont il est question maintenant. Le réalisateur lui demande alors si la sentence à vie de Jason Burkett la soulage autant, et voyant sa réponse affirmative, lui demande alors si l’exécution est vraiment mieux que la prison à vie.
Lisa répond simplement « […] Mais certaines personnes ne méritent juste pas de vivre ». Le
film se clôt sur Fred Allen, , ancien chef de l’équipe des exécutions, et ayant démissionné en
catastrophe suite à la pression psychologique de son métier, philosophe sur le tiret qu’il y a
entre notre date de naissance et celle de notre mort sur les tombes : il ne faut pas perdre de
temps et se mettre à observer la vie.
Cette histoire est un immense gâchis.
Dans son article « Werner Herzog ou l’esthétique du « Comment ça rate » », Laura Gautier
évoque Herzog et les « principes énoncés dans son manifeste rédigé en avril 1999 –
« Déclaration du Minnesota : vérité et fait dans le cinéma documentaire « Leçons des
ténèbres » - dans lequel il critique ce qu’il est convenu d’appeler le « cinéma-vérité », et
souligne la réversibilité de la pratique documentaire qui vise un effacement des frontières entre
film de fiction et documentaire ».
Le site internet Débordements nous en apprend plus sur cette déclaration et la diffuse en entier, cependant nous n’en utiliserons qu’une partie :
1. « A force de se déclarer comme tel, ce qu’on appelle Cinéma Vérité est dénué de vérité. Il
n’accède qu’à une vérité superficielle, à la vérité des comptables.
[…]
3. Le Cinéma Vérité confond fait et vérité, et ainsi, ne laboure que des pierres. Malgré tout, les
faits ont parfois un pouvoir étrange et bizarre qui fait que leur vérité inhérente paraît
incroyable.
4. Les faits créent des normes, la vérité, l’illumination. […] »
Le manifeste décrit la matière même du cinéma, ce qui le définit : la porosité qui existe entre
les données documentaires et les données de fiction. Les voies de l’imaginaire définissent ici
un anti-naturalisme foncier, une réalité du cinéma qui ne coïncide jamais avec un effet de
réalisme »
Il nous faut cependant prendre ceci avec des pincettes car dans Werner Herzog, Pas à Pas que
nous avons déjà évoqué, Hervé Aubron estime que « […] la Déclaration du Minnesota est aussi
une parodie de manifeste. […] remettant en cause un dogme (celui de la vérité chez certains
cinéastes), [elle] pourrait bien être un manifeste contre tout manifeste ».
Cependant, on peut faire ressortir le numéro quatre que nous n’avons pas encore traité jusqu’ici. Selon ce point, nous pouvons dire sans trop interpréter que pour Werner Herzog, filmer un fait en soi n’a pas de sens.
C’est son contexte, son explication qui importe vraiment.
Ceci est en tout cas tout à fait vrai dans le cas d’Into the Abyss, puisque nous passons le film non pas qu’à ressasser les détails des meurtres, mais également l’origine sociale et l’environnement familial des deux meurtriers par exemple. Il en va de même avec d’autres films documentaires d’Herzog comme Grizzly Man, retraçant la vie parmi les ours de Timothy Treadwell jusqu’à sa mort, à l’aide d’archives qui tiennent également du found footage. La notion du temps que nous avons déjà quelques peu esquissé, est intrinsèque au cinéma d’Herzog.
Dans son autre documentaire Cave of Forgotten Dreams à propos de la grotte Chauvet, il questionne par rapport aux peintures rupestres : « Pourrons-nous un jour comprendre la vision de ces artistes venus à nous après un temps aussi abyssal ? ».
Pour Laure Gautier, ceci va plus loin que la simple obsession, mais nourrie une véritable réflexion :
« Dans presque tous les films d’Herzog, il existe une critique du caractère rectiligne de la
conception occidentale du temps, considéré comme le temps de l’Histoire. Vouloir maîtriser
rationnellement le temps et croire en l’idée de progrès est, aux yeux du cinéaste une faute
tragique des occidentaux. Cette volonté de s’inscrire dans l’Histoire se double d’un oubli de
la nature que l’homme occidental entend maîtriser elle aussi, soumettre scientifiquement […]
C’est pourquoi Into the Abyss ne propose pas de parcours véritablement chronologique ou
plus exactement, offre, sous une apparence chronologique, d’autres temporalités »
On voit par ailleurs une certaine continuité dans Werner Herzog Pas à Pas, où
Emmanuel Burdeau écrit que « Si les documentaires de Herzog paraissent souvent relâchés,
c’est aussi que leur montage obéit à une logique secrète, qui ne se laisse pas apercevoir tout
de suite ».
Laure Gautier explique dans son article que « Sa conception du documentaire peut
être qualifiée de « post-moderne » en ce qu’elle renonce à l’idée de vérité et entend livrer des
images subjectives d’une réalité plurielle, éclatée mais aussi plastique, à partir de laquelle il
devient possible de recomposer une autre réalité que le cinéaste propose aux spectateurs ».
Sans aller dans l’exhaustif qui est de toute manière inatteignable force est de constater que le
documentaire de Werner Herzog a une allure de couteau suisse.
Into the Abyss, mais quels abysses ? Ceux de l’âme humaine sans doute, du temps
probablement. Peut-être aussi d’une certaine idée du documentaire…