Dans la plus belle des simplicités, Introduction, le dernier Hong Sang-Soo en date, se retrouve résumé intégralement dans son titre: cette «introduction», titre somme toute très théorique et «méta», comme un étudiant en cinéma «similiauteur» pourrait en choisir, évoque tant la manière dont on pourrait accuser Sang-Soo de se regarder filmer, de part son noir et blanc en apparence poseur, semblable à un certain cinéma new-yorkais, et sa structure volontairement décousue, qu'également sa plus grande faculté et qualité, créer le vide dans son cinéma et en capter finalement le cœur, l'essence même et toute sa beauté.
En effet, Jean-Luc Godard différenciait bien après-tout le cinéma de la télévision par la nature de la mise en scène: le téléfilm filme le visible, le champ du cadre fixé, la surface du plan, là où le cinéma, le véritable cinéma, capte l'invisible, le hors-champ, en opposition, ou bien en harmonie, avec le visible.
Une manière d'étendre la captation du réel du cinéma en un gigantesque miroir porté vers l'infini, dont le reflet ne se limite pas par son cadre, mais s'ouvre par la grâce du montage, celui du cinéaste et celui du spectateur, naturellement opérée par sa vision dans la vie de tous les jours, y compris au cinéma. Autrement dit, le cinéma devient alors une somme de ce que l'on voit, de ce que l'on connaît, et de ce que l'on suppose, imagine, conçoit. De l'invisible qui se confronte au visible.
Sang-Soo use foncièrement de cette faculté dans sa mise en scène, avec une caméra qui scrute les personnages constamment et passe d'un bout à l'autre d'un plan avec le zoom, mais son intelligence est d'appliquer cette théorisation de la mise en scène au scénario, au squelette de sa structure. Dès lors, le décousue devient volontaire et participe à la splendeur du film, et ce qui semblait n'être qu'une forme de pédantisme se mue en une réelle démarche passionnante. Car le cinéma de Hong Sang-Soo, comme sa mise en scène n'est que visible et invisible, n'est que vie débordante ponctuée de moments de vides, qui brisent à la fois le rythme du montage et en créent le sens réaliste, c'est-à-dire palpable. Un montage recréant une sensation de vie: une vie qui ne se transforme pas en crescendo mais qui s'orchestre aléatoirement dans une tumultueuse progression désordonnée de gammes.
Ce montage rejoint alors définitivement le titre, «Introduction»: dans un aller et retour de scènes, rien ne se conclut, ne s'achève ou se ferme. Au contraire, le film s'ouvre, au contre-champ et au spectateur, dans un ballet incessant d'introductions, de premières scènes, qui s'accaparent de personnages, de gestes, de postures, de sentiments, sans jamais les amener jusqu'au bout, jusqu'à leur perte, mais en esquissant leurs saveurs. Comme si ces moments de vivacité étaient capturés dans un court instant, sur le vif, brillaient puis retombaient dans l'obscurité, des bribes éparses de sentiments humains qui se reflètent et se diffusent au sein du long-court-métrage.
La courte durée du film n'est pas tant représentative d'une vacuité intellectuelle qu'elle ne reflète une vraie intensité, par la légèreté: on discute, on s'enivre, on s'embrasse, par amour ou amitié, on vit réellement mais sans tomber dans la mièvrerie et l'aveuglement, dans une contemplation des sentiments humains. L'amour comble autant qu'il sombre dans l'hypocrisie, l'autorité parentale blesse et guide, et quand tout n'est qu'oxymore, il ne reste alors plus qu'à se jeter comme Yeong-ho à la mer, pour le plaisir piquant de la rafraîchissante eau glacée.
Cette mer, qui donne lieu aux plus belles scènes du film, et en comporte le geste: son rythme binaire, ses vagues, qui s'épanchent avec régularité, convoquent toute la construction narrative du film, et son ouverture sur un horizon qui s'étend à perte de vue rappelle un parfum de liberté important au film, quand on sait qu'il fut tourné pendant le confinement de 2020. «Tout le monde a peur de sortir.», dit-on. Hong Sang-Soo fait alors sortir sa caméra et capture l'essence de la vie et du cinéma, dans l'invisible même, dans le vide.
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