Mon admiration pour Gance a commencé l’année dernière en découvrant son Napoléon, chef d’œuvre absolu du cinéma. 8 ans avant de révolutionner le film historique comme seul Griffith pouvait s’en venter jusque là, Gance réalise un film méconnu, plus intimiste, mais d’une force exceptionnelle. Mon amour pour ce réalisateur n’est que normalité, l’humain ne peut rester insensible face à ce discours si somptueux, qui mêle réalisme et poésie avec brio.
Le film a 104 ans, et surprend encore aujourd’hui par sa qualité de mise en scène et la justesse de son propos. L’utilisation du muet, en plus d’être une contrainte de l’époque, sert magnifiquement bien le film, car les multiples figures et métaphores orchestrées prennent vie avec les silences, ainsi qu’avec les lancinantes musiques extra-diégétiques.
Le film n’a pas de lien direct avec la une de Zola, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne l’évoque pas. Abel Gance accuse, ce mot imprégner dans la pierre, véhiculer durant tout le film, n’est qu’un appel à l’ordre. Le réalisateur est engagé dans son humanisme, pour ce dernier, chaque vie compte. Il n’est pas tolérable qu’un nombre incalculable de vies soit sacrifié, pour une paix soi-disant ? Le film est sorti un an après la guerre de 14-18. Aujourd’hui, le film raisonne très fort en nous, car nous connaissons son futur. Une deuxième guerre mondiale éclate en 39. Gance n’est qu’un exemple de toutes les voix portées contre la guerre, voix qui n’ont servi à rien, si ce n’est prouver qu’elles existent.
Il existe selon moi, trois types de films muets :
-Ceux qui ont des intertitres trop explicatifs, qui font le commentaire de ce que l’on voit déjà à l’écran. Ils ne m’intéressent que très rarement, ils ne sont que redites, et infantilisent les spectateurs.
-Ceux qui n’ont pas d’intertitres, et dans ce cas précis, ils remontent souvent du génie, comme Le Dernier des hommes de Murnau. Se refuser les intertitres, c’est se contenter de l’image, créer un langage par l’absence de mots.
–Ceux qui ont des intertitres, mais qui ne commentent pas. Ces films où ils sont indissociables des images, où leurs absences causeraient une incompréhension totale de l’œuvre. J’accuse est de ceux-là.
Gance se permet même plus, il y insère des citations de grands auteurs et des poèmes, tel du collage, un côté presque godardien se dégage de ce mélange des Arts.
Le film est d’une maturité sans égale, l’intensité des sentiments n’amène jamais le niais, tout est maîtrisé à la perfection. Le film montre vraiment la dureté de la guerre, sa réalité crue avec une explicitation de la mort qui surprend pour 1919. Le film fait le choix de se focaliser sur les dégâts intimes de la guerre, en y travaillant la psychologie d’un duo, mais il n’oublie pas de rendre hommage à toutes les pertes humaines.
Un hommage rendu de différentes manières :
-Par les morts qui se réveillent, cherchant à savoir si leurs sacrifices pour la nation a eu un quelconque sens au sein de la France/du monde.
-Par ce magnifique écran scindé, où en parallèle nous est montrés les fantômes des sacrifiés, et les célébrations d’après-guerre sur les Champs-Élysées.
-Par la séquence des poilues qui écrivent leurs lettres. Cette scène prend la forme d’une minute de silence au sein du récit, pendant quelques secondes, le temps est arrêté.
Rarement un duo d’acteurs m’aura autant touché par ce qu’ils dégagent. L’alchimie est présente, cette amitié naissante lors des tranchés, entre ces deux hommes épris de la même femme, touche par son absence totale de manichéisme. Ils sont terriblement humains, l’un est impulsif, toxique et violent, l’autre plus calme et raisonné, mais les deux ont leurs failles et leur humanité. Leur écriture est remarquable.
Dès le début du films de nombreux motifs nous alertent sur le caractère inéluctable d’un drame à venir. Le chien qui sort les crocs notamment, qui semble sentir par le biais d’un sixième sens que quelque chose se trame, mais aussi les danses macabres, où squelettes Burtoniens se remuent au rythme lancinant de la musique.
Et en effet, la guerre a un pendant et un après, certains y perdent la vie, d’autres leur humanité, et les deux paraissent si proches.
La fin est magnifique, et le titre J’accuse prend un sens encore plus fort lors de cette scène. L’entité qui a connu toutes les guerres sans jamais intervenir, et qui au contraire illumine tous les champs de bataille, c’est le soleil. Une fin qui aurait pu paraitre nihiliste sans le discours sage délivré par Gance toute la durée du long-métrage.
J’accuse est touchant, beau par sa simplicité, simple par son intimité, et intime parce qu’il nous touche directement par son sujet douloureux. Un chef d’œuvre.