Il parait que les tragédies commencent toujours bien, encore plus lorsqu’elles sont familiales. Narrant l’histoire vraie de la famille Paiva au travers d’une fresque s’immergeant dans le Brésil de la dictature militaire des années soixante-dix/quatre-vingt, « Je suis toujours là » ne déroge aucunement au classicisme voulu par son récit : celui du combat d’une femme, Eunice Paiva, pour lever le doute sur le sort funeste que l’État brésilien a réservé à son mari, l’ex-député de gauche Rubens Paiva. Durant la première demi-heure, la caméra documente le quotidien quasiment enchanteur d’une famille bourgeoise, confortablement installée en plein cœur de Rio de Janeiro. S’enchainent alors les séquences illuminées par les doux rayons de Soleil survolant la praia, les moments de bonheur couverts par le meilleur de la musicalité brésilienne ; à peine sont-ils effleurés par l’infusion d’une peur diffuse. À ce titre, il est intéressant de noter que la première chose que font les barbouzes de l’armée, en arrivant dans la maison afin d’arrêter Rubens Paiva, c’est de fermer les rideaux, de plonger les lieux dans une obscurité qui ne les quittera plus.
Mais là où « Je suis toujours là » aurait pu se contenter d’un biopic aiguisé pour conquérir les académies américaines, le dernier long métrage de Walter Salles (le premier depuis treize ans) évite scrupuleusement le pathos en se laissant guider par l’ambivalence, par le contre-pied de son héroïne : alors que les journalistes lui demandent d’afficher une mine endeuillée, elle, qui commence tout juste à accepter l’idée qu’elle ne reverra jamais son époux, se met à sourire sciemment pour la photo. À une heure où le monde ne semble jamais avoir autant été dominé par les apparences, ce sourire trompeur synonyme d’une abyssale déchirure n’est pas sans évoquer les cliquetis inquisiteurs d’une l’extrême droite toquant aux portes des institutions, et accusant ouvertement la gauche d’être responsable des maux des sociétés. Et encore une fois, Walter Salles et ses scénaristes (Murilo Hauser et Heitor Lorega, également auteurs des plus belles heures du cinéma de Karim Aïnouz) évitent avec soin le piège de la bonne vieille leçon d’éducation civique : « Je suis toujours là » est avant tout un film taillé à échelle humaine, faisant fi d’un moralisme politisant pour adopter une position simple flirtant avec le mélodrame, tout en étant capable de prendre une tournure terrifiante, car la dictature n’a ni visage (le portrait d’Emilio Médici, alors président, n’apparait qu’une fois) ni parti. On songe d’ailleurs beaucoup à une autre tragédie familiale prenant corps dans la dictature stalinienne : « Soleil Trompeur » (1994).
Cette échelle humaine, on la ressent notamment dans une stratégie particulièrement efficace, liée à un motif : les hélicoptères de l’armée survolant les plages de Rio de Janeiro pour se diriger droit vers le large. C’est d’ailleurs par cette image que le film commence : un hélicoptère passe au-dessus d’Eunice alors cette dernière barbote. Ce n’est que bien plus tard que le film dévoilera la raison de la présence de ces engins, levant soudainement le voile sur une réalité de plomb, la même qui a endeuillée et meurtrie le Brésil pendant plus de vingt ans. C’est ainsi qu’opère « Je suis toujours là » : mettre à nue l’horreur parcimonieusement, et ce après nous avoir fait subir l’incertitude, nous plaçant ainsi, non sans acuité, dans un schéma feutré similaire à celui que vit son héroïne. Aussi, le film n’est jamais autant émouvant que lorsqu’il explore la maison familiale vide, avec ces traces blanches laissées par les affiches sur les murs jaunis. Pas, ou peu d’artifices, mais surtout l’essentiel, et sans doute le plus beau film de Walter Salles (et on parle là du réalisateur de « Central do Brasil » (1994)). Un bijou inespéré à passer au doigt de l’amnésie autoritaire.