Le cavalier à la clochette
James Stewart et Anthony Mann ont tourné 5 westerns ensemble de 1950 à 1955, et si "l'Appât" est le plus connu d'entre eux, c'est ce quatrième opus qui m'a le plus emballé. À bien y regarder, il ne s'agit pourtant pas d'un western tel qu'on se le représente dans notre imaginaire commun, mais plutôt d'un road movie qui nous emmène de l'Alaska aux montagnes canadiennes de l'Alberta.
Jeff Webster est un cowboy misanthrope et solitaire qui déplace du bétail sur le continent nord-américain pour le revendre au plus offrant. Pour des raisons qui ne seront jamais explicitement dévoilées, ce dur à cuire ne croit plus en l'humanité et il s'est même totalement replié sur lui-même : l'amour et l'amitié sont le dernier de ses soucis, et à ses yeux, seul compte l'argent. Son parcours sera semé d'embûches, et sur la route qui le mènera du Wyoming aux mines d'or de Dawson City, Jeff sera confronté à un juge véreux n'ayant pas le moindre scrupule à tuer ou à voler sous couvert de la loi.
Comme je le laissais entendre en introduction, le début du film s'apparente à un road movie, et la scène d'ouverture avec son bateau à roues à aubes n'est pas sans rappeler un autre western d'Anthony Mann tourné deux ans plus tôt ("les Affameurs"). Pendant une bonne heure, le réalisateur américain nous en met plein la vue avec des paysages enneigés de toute beauté, et à la vue de ces images, on imagine que les acteurs et les animaux ont dû bien souffrir durant le tournage.
Dès lors que les protagonistes arrivent à destination, le film change radicalement, et Anthony Mann délaisse la contemplation pour s'intéresser de près à la naissance d'une petite ville peuplée de braves gens rêvant d'or et de fortune. Comme le dit un adage local, "là où il y a de l'or, il y a du vol, et là où il y a du vol, il y a des meurtres". Le cinéaste nous montre toutes les séances d'intimidation et les divers jeux de pouvoir qui s'exercent dans une bourgade où la loi et l'ordre n'ont pas encore été instaurés : alors qu'ils pensaient être à l'abri de la violence américaine, les pionniers chercheurs d'or sont bien obligés de se soumettre à la loi du plus fort, et comme à Skagway, elle est incarnée par le juge Gannon (John McIntire) et ses hommes de main (parmi lesquels on trouve l'imposant Robert J. Wilke).
Malgré le nihilisme apparent de son personnage principal, "The Far Country" reste toutefois un western grand public, et histoire de ne pas déstabiliser les admiratrices de James Stewart, on a droit à quelques touches d'humour ainsi qu'à un triangle amoureux qui n'est pas sans rappeler celui de "l'Amazone aux yeux verts". Deux femmes aux antipodes l'une de l'autre se disputent les faveurs de Jeff, mais ce dernier n'a pas l'air d'être particulièrement sensible à leurs charmes, et il aspire plutôt à passer le restant de ses jours dans un petit ranch dans l'Utah, avec son vieil ami Ben... La complicité entre ces deux-là n'est pas feinte, et il y a quelque chose d'attendrissant à voir le héros solitaire régulièrement allumer la pipe du petit grand-père sans qu'il n'ait rien demandé, un peu comme s'ils communiquaient par télépathie. Quand il est seul avec ce père de substitution, Jeff rompt la carapace et laisse entrevoir une certaine humanité qu'il refuse de montrer aux autres. Webster est clairement un personnage troublé et ambivalent qui s'est bâti une image de dur en fuyant la société, et pour ceux qui en doutaient en encore, James Stewart nous montre avec ce film qu'il est non seulement un aventurier, mais surtout un grand acteur de western.