Cette critique spoile le film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.


Nombreux ont été les cinéphiles à s'insurger des presque cinq minutes où Ronney Mara dévore entièrement une tarte, devant la caméra fixe de David Lowery, dans A Ghost Story. Autant dire que, pour ces spectateurs impatients, le visionnage d'un film tel que Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles s'avérera digne d'une tâche herculéenne. Il est même aisé de penser, au premier abord, que Jeanne Dielman n'est pas réellement un film, qu'il se rapproche davantage d'une œuvre audiovisuelle conceptuelle ou de la performance artistique laborieuse ; mais ce n'est pas du tout le cas. Jeanne Dielman est un véritable film, un chef-d’œuvre qui plus est, car il utilise, d'une manière quasi-révolutionnaire, des éléments propres au cinéma pour développer son propos. Jeanne Dielman est nécessairement du cinéma puisqu’il n'y a qu'avec le septième art que l'on puisse conter cette histoire. Seul le septième art et sa possibilité à dilater à ce point le temps permet l'existence de cette œuvre. Thématiques et médium sont liés inextricablement.


Avant toute chose, il y a un titre. Un titre composé simplement d'un nom et d'une adresse : Chantal Akerman annonce immédiatement la couleur des trois heures vingt-et-une à venir. Puisque, dès le début, on se retrouve face à quelque chose de déshumanisé, établissant directement une distance entre le spectateur et le personnage. Déjà, l’œuvre fait preuve d'une certaine austérité. Puis, la base est immédiatement posée : une femme et son appartement. Jeanne Dielman est une œuvre radicale, de par sa durée, d'une part, mais aussi de par son filmage : uniquement en plan-fixe, sans artifice et avec une grande répétition des cadrages. Est seulement filmé le quotidien d'une ménagère, mère et veuve, qui organise ses journées de sorte à ne jamais avoir à affronter le hasard. Cette femme, la fameuse Jeanne Dielman, organise son temps pour qu'il n'y ait pas de trou, même pas un petit, afin d'éviter l'ennui, car cela pourrait conduire à l'introspection. Les actions qui se déroulent sont simples, sans motivations apparentes, presque de l'ordre du robotique, et Chantal Akerman ne nous épargne pas les détails insignifiants des journées de cette femme parce que, en réalité, ils ne le sont pas : ces détails insignifiants sont le cœur du film.


Facile de penser, à la lecture du synopsis ou en ne regardant qu'un simple extrait, qu'il ne se passe rien dans Jeanne Dielman. Or, c'est tout l'inverse. Étant donné que le personnage a organisé ses journées de manière à avoir toujours quelque chose à faire, il n'y a pas un seul moment de vide, un seul moment où il ne se passe rien. Et parce qu'il se passe toujours quelque chose, Jeanne Dielman peut aisément être considéré comme un film d'actions (le pluriel est important). Dans le sens où, finalement, on ne voit qu'un personnage réaliser une suite d'actions, du moins pendant la majeure partie du film, et rien de plus. Sauf qu'arrive la rupture. Après un peu plus de deux heures et demi de successions de gestes, tout d'un coup, Jeanne ne fait rien. Cette séquence n'est cependant pas un pied de nez au spectateur. C'est même tout le contraire : c'est la scène centrale du film.


Jeanne s'assoit sur sa chaise et ne fait rien. Elle va prendre un balai pour nettoyer son appartement, mais il n'y a rien à nettoyer. Du coup, elle se rassoit. Pour s'occuper, elle se fait un café – chose inhabituelle à cette heure-ci –, avec du lait. Sauf que le café n'est pas bon. Naturellement, elle pense que le lait a tourné, mais ce n'est pas le cas. Elle se refait une tasse et finalement jette le café dans le lavabo et en refait. Sauf que, de là vient tout l’intérêt de cette scène, le café était encore bon ce matin. Il paraît donc peu probable qu'il soit devenu indigeste en si peu de temps. La véritable énigme de cette séquence étant : est-ce que Jeanne refait du café car, effectivement, il n'est plus bon, ou est-ce pour s'occuper et ne pas penser à autre chose ? Finalement, peu importe. Puisque par la suite, Jeanne va se retrouver submergée par l'inaction. Elle va s'asseoir dans son salon et ne va rien faire, sauf penser. Et cette simple action de penser, à cause du dérèglement de sa routine, marque l'arrivée de l'absurde, de l'angoisse et la panique dans sa vie.


Précédemment, chaque action était dans l’optique d’une tâche à accomplir, elle servait un but ; alors que, à présent, parce que le personnage n’a rien à faire, il n’y a plus de but, plus de sens à rien. Jeanne se retrouve en pleine crise existentielle, face à elle-même et le néant. Se créer alors un énorme contraste entre l’heure suivante, celle où le néant devient proéminent, et les deux précédentes. Même quand le personnage reste assis sur une chaise et ne fait rien d’autre à part raisonner, cela n’est pas ennuyeux puisque ces moments sont des moments clés où le bouleversement intérieur du personnage se fait ressentir pas sa simple inaction. Ceci est tout aussi frappant pour le spectateur, puisqu’il a été habitué à voir le personnage constamment en action depuis deux heures trente. Cette absence d’action est donc vécue autant par le personnage que par nous.


Il y a, bien entendu, dans Jeanne Dielman, également un caractère ouvertement féministe (synthétisé dans ses dialogues laconiques mais lourds de sens) : de la représentation de cette femme seule jusqu'à la production du film, où l’équipe était majoritairement composée de femmes, en passant par la prostitution comme métaphore de la servitude féminine – donc une dénonciation de la domination masculine. Cependant, l’œuvre va bien au-delà du féminisme : plus que dénoncer une certaine condition de la femme, Jeanne Dielman se veut bien plus universel et dénonce la condition humaine. Cette dualité, absolument complémentaire, se retrouvant parfaitement cristallisée dans la fin. Dans celle-ci, on peut très bien y voir le combat d’une femme face à son aliénation : le meurtre du client comme le symbole du meurtre de la domination masculine. Ce meurtre serait celui du conditionnement tacite que Jeanne aurait subi lorsqu'elle vivait avec son mari et qui l'a ensuite emprisonné dans ses habitudes lorsqu'elle est devenue veuve, la conduisant au désespoir.


Cependant, on peut également voir dans cette fin une réponse face à une crise existentielle, puisque c'est la rupture d'un équilibre organisé de telle sorte qu'il empêche l'inaction, donc l'angoisse, qui conduit Jeanne à ce meurtre. Une réponse face à une angoisse typiquement sartrienne, l'angoisse d'être libre, où l'absurde fait son apparition suite à l'arrivée de l'absence d'action ; ce qui pousse Jeanne à renoncer à sa propre liberté dans l'espoir de faire disparaître l’absurdité de son existence. Car, en tuant son client, Jeanne renonce à sa liberté – puisque pour ce meurtre elle sera envoyée en prison, soit l'endroit où tous les mouvements d'un individu sont contrôlés. Acceptation qui semble d'autant plus plausible que Jeanne ne cherche pas à se débarrasser du corps. Elle reste simplement assise dans son salon, comme si elle était pleinement sereine, sûre de son choix. Toutefois, le fait que les séquences avec les clients soient éclipsées, à l’exception de la dernière, empêche de pouvoir répondre de manière claire quant au sens de la fin.


Chose d’autant plus complexe que la mise en scène de Chantal Akerman empêche le spectateur d’être véritablement en phase avec le personnage principal, elle sert un autre but. Le génie de cette mise en scène tient au fait que la réalisatrice utilise le même filmage tout le long de son film et ne met jamais d’emphase sur un élément en particulier : tout est traité de manière égale. Les cadres sont toujours fixes et se répètent sans cesse, les échelles de plans restent souvent les mêmes, pareil pour les focales, et la hauteur de caméra est constante. L’absence de gros plans renforce, de plus, la froideur qui entoure la vie de Jeanne. S’ajoute à cela le jeu stoïque de Delphine Seyrig qui fortifie la distanciation entre Jeanne Dielman et le spectateur, puisque le personnage ne transmet aucune émotion et que, de toute façon, on ne pourrait pas les percevoir s’il y en avaient – néanmoins, le personnage campé par Delphine Seyrig paraît, presque paradoxalement, tout à fait humain.


Ceci permet un résultat qui donne la même importance aux choses les plus banales, comme éplucher des pommes de terre, aux plus exceptionnelles, comme le meurtre ou la prostitution. En d’autres termes, l’approche minimaliste de Chantal Akerman fait que son film est simultanément à propos de rien et de tout. On se retrouve fasciné par la moindre des petites actions insignifiantes, puisque la mise en scène leur accorde autant d’importance que les moments plus graves. Cette absence d’emphase permet au film de dévoiler sa véritable nature : le simple fait qu’un élément soit filmé lui donne immédiatement de l’importance. La caméra capte tout et, dans un film comme celui-ci, c'est-à-dire anti-spectaculaire, elle donne du sens au moindre détail. Et rien n’est laissé au hasard, l’événement à priori le plus mineur, tel que faire tomber une cuillère, est un élément de dramaturgie majeur. D’autant plus que ce procédé met l’accent sur la monotonie de la vie du personnage.


La mise en scène passe également par une gestion particulière de l’espace-temps filmique. Les cadres, par exemple, sont évidemment pensés en fonction de la scénographie mais pas que. Pour mettre en exergue l’isolation, l’enferment, du personnage, de nouveaux cadres apparaissent subtilement au fur et à mesure et, souvent, utilisent le sur-cadrage (un cadre dans le cadre) : symbole d’un environnement dans lequel le personnage se sent de plus en plus pris au piège. La distance entre Jeanne et son fils, ou les autres personnages, passe par une séparation dans le cadre (en utilisant un élément du décor pour scinder le cadre en deux, en filmant une discussion entre Jeanne et sa voisine sans montrer cette dernière, etc.) ; alors que les focales utilisées font que le personnage est toujours piégé dans le décor, dans son environnement, puisque les deux restent toujours aussi nets l’un que l’autre. Également, la répétitivité des cadres mime la répétitivité des actions de Jeanne, et le cadrage millimétré est comme une extension de sa vie réglée à la minute près. Somme toute, le cadre est le symbole du monde de Jeanne. Le découpage, lui, permet d’insister sur le dérèglement progressif de la routine, selon son irrégularité. Ainsi, dans la dernière heure du film, il n’est pas rare de voir le personnage sortir de son cadre, pour aller dans une autre pièce, alors que la coupe au plan suivant n’arrive que quelques secondes après, comme si Jeanne ne suivait plus son rythme habituel.


Néanmoins, trois heures et vingt-et-une minutes, deux cent une minutes, douze mille soixante secondes, cela semble être beaucoup, voir trop, même pour un tel sujet. On peut même rétorquer que la durée de Jeanne Dielman s'apparente plus à de la performance ou un test de patience – outre ses qualités brillantes. Sauf que ces trois heures et vingt-et-une minutes de film sont inévitablement liées au thèmes développés. Ainsi, pour pouvoir les comprendre, il faut vivre une expérience du temps analogue à celle du personnage car ce n'est que de cette manière qu'on peut aller au cœur du sujet. Il faut contempler la monotonie de l'existence de Jeanne Dielman pour comprendre, voir ressentir, l’oppression du personnage. Même, il faut une telle durée simplement pour que la nature du film prenne sens – autrement, il n'en aurait pas. Par conséquent, cette durée est une condition nécessaire (au sens philosophique du terme, c'est-à-dire qui ne peut pas ne pas être) à l'existence même du métrage. La plus simple des abréviations détruirait tout l’édifice, filmique comme philosophique, de Jeanne Dielman.


Puisque, en plus de trois heures, l'univers du personnage nous devient familier. Pendant tout ce temps, on observe et retient les actions de Jeanne Dielman, mais également leurs variations et leurs nuances. Ainsi, et seulement ainsi, peut-on se focaliser sur les petits détails à priori infimes et insignifiants qui modifient la routine du personnage et enclenchent le mécanisme de la rupture avec le quotidien – car, connaissant les habitudes du personnage, on remarque immédiatement quand quelque chose ne va plus. Rupture qui est à la fois progressive, car se basant sur l'accumulation de micros-éléments perturbateurs ; mais, puisqu'il s'agit d'un équilibre qui se rompt à un instant t (la chute de la cuillère), la rupture est également soudaine. Parce qu'on a assisté à quelque chose de monotone pendant deux heures trente, on peut ressentir l'impact de son dérèglement : la finalité étant de nous faire ressentir la perdition progressive du personnage petit à petit. Il est donc important d'exposer cette routine afin que, lorsqu'elle soit défaite, cela fasse l'effet d'une bombe (sur Jeanne et le spectateur) qui fait que l'univers de la mère de famille devient, soudainement, quasi-anarchique. Quand Jeanne fait tomber sa cuillère, il faut que ce soit aussi important que lorsqu'elle commet un meurtre.


Chantal Akerman ne cherche donc pas à être purement austère avec son Jeanne Dielman – contrairement à d'autres films, tels certains longs-métrages d'Andy Warhol, qui ne semblent chercher que la simple prouesse puérile de par leurs longueurs extravagantes –, puisque sa très longue durée est au service de son propos. D'autant plus que la cinéaste s'avère plutôt généreuse avec son spectateur, contrairement à la réputation que possède son film, à l'image de son découpage qui n'hésite pas à utiliser l'ellipse – cependant, si une scène est montrée, il est rare qu'elle soit écourtée – et qui, sinon, ne fait pas durer une séquence en vain. Cela, sans pour autant sacrifier non plus son concept. Assez d’espaces, de moments de flottement, sont laissés pour que le film puisse avoir le temps de développer l’atmosphère de ces séquences et en faire dégager son émotion. En somme, Jeanne Dielman est un film tout à fait équilibré. Toutefois, il reste bien évidemment une œuvre jusqu’au-boutiste ; qui montre, à plus forte raison, que l'ennui ne vient pas nécessairement de la durée, d'un film comme d'une séquence, mais bel et bien de la dramaturgie qui est développée à l'intérieur de cette durée. Jeanne Dielman est un chef-d’œuvre de cinéma, à n'en pas douter.


(Analyse à en devenir.)

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le 24 janv. 2019

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Venceslas F.

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