Il faut s’imposer de regarder le film de Chantal Ackermann, Jeanne Dielman, 23, Quai du commerce 1080 Bruxelles. Il faut s’imposer de regarder ce film entièrement même si il "dure" plus de trois heures. J’utilise le terme imposé car il serait mesquin de masquer la vérité en disant que regarder ce film de cinéma est une épreuve, mais une épreuve salutaire.
Jeanne Dielman, ce n’est pas un film de cinéma. Enfin, si c’est un film de cinéma, si on considère qu’un film de cinéma peut ou doit être une oeuvre artistique. Je m’explique. Peu ou prou, "l’industrie", comme on se plaît à le dire un peu trop facilement, l’industrie du cinéma, (entendez "cinéma de divertissement"), nous a habitués à croire que un film, c’est une histoire qu’on raconte, une narration exaltante qui nous treuille. Quelque chose de facile, quelque chose qui nous emmène, quelque chose qui nous distrait. On entend même quelquefois cette phrase ahurissante, quelque chose qui "nous vide la tête". Pourquoi devrions-nous nous vider la tête ?
Au contraire, ce film d’Ackermann nous remplit la tête, mais étrangement. Pendant plus de trois heures, elle construit un assemblage d’images qui semble raconter quelque chose, qui semble ne raconter rien et qui pourtant dit tout. Dit tout d’un quelque chose imperceptible, insaisissable et pourtant incontournable.
Si je devais être didactique, je dirais qu’il y a comme différence, entre le cinéma d’Ackermann et le cinéma dit commercial ou familial, la même différence qu’il y a entre une peinture de Courbet (Bonjour Monsieur Manet par exemple) et Guernica de Picasso. Si vous regardez de la peinture réaliste jour après jour et que tout d’un coup vous vous retrouvez confronté à de la peinture déconstruite et pourquoi pas? même abstraite, vous ne comprenez pas ce que l’artiste vous veut. Vous ne parlez même pas d’artiste d’ailleurs. Vous vous demandez ce que vous faites là, pourquoi vous êtes là. Pourtant lorsqu’on se retrouve devant Guernica, je veux dire, physiquement, mais disons que ce n’est pas essentiel, on peut se trouver devant une reproduction de Guernica dans un livre ou sur un téléphone ou sur un écran d’ordinateur ; et bien on cherche, on se retrouve à se dire : mais est-ce que ce type dessine bien? est-ce que ce type dessine mal? et si on va au delà de ça qu’on reste vraiment devant Guernica, on se demande ce que ça raconte. On se bat pour construire une histoire, créer du sens ; on se construit un imaginaire et au lieu de se vider la tête... on se la remplit. On se la remplit de soi-même, d’un soi-même autre.
C’est ce que ce film de Chantal Ackerman propose. C’est d’entrer dans un autre univers qui finalement nous connecte au nôtre. Et au bout duquel, au bout des trois heures et quelques interminables minutes, on se retrouve à avoir construit autre chose que ce qu’on connaissait. Peut-être soi, peut-être une femme inconnue.