(De mémoire : 20 avril 2009, première vision vers 2003-2004)
Jamais le cinéma n'avait saisi à quel point la tragédie s'articule avec le quotidien et le trivial, à quel point un grain de sable dans cette folie qu'on appelle l'ordre et l'organisation peut générer l'irréparable...
Expérience bouleversante mise en place par Akerman et tenue parfaitement par les acteurs, Delphine Seyrig en tête. Utilisant autant que possible le temps réel, suivant cette femme seule (avec un enfant) dans ses occupations ménagères, Akerman crée une dramaturgie tout à fait nouvelle qui rend à ce qu'on appelle nos temps morts leur vie profonde, leur lutte tenace contre la mort et l'angoisse...
Ne pas se laisser effrayer par les résumés ou synopsis et la durée du film, voir si possible au cinéma ou dans de très bonnes conditions.
Attention, ce film fait partie des quelques rares œuvres qui peuvent changer votre vision profonde du cinéma et de la vie en conséquence...
Revu 2 mars 2016 (toujours en salle, copie restaurée)
Ce que je n'avais pas perçu ou oublié :
Chaque endroit est filmé selon l'axe des murs, mais la cuisine, lieu "cardinal" (sur quoi la chose tourne et où la mécanique va s'enrayer), est le seul endroit qui est filmé des 4 points de vue et le 4ème point de vue est réservé lorsque le film ayant fait un premier tour de toutes les activités ménagères de Jeanne, on revient à la cuisson des pommes de terre. C'est le moment où le grain de sable arrive.
Pourquoi il arrive ? Supposition 1 (la plus probable selon la suite du film) : elle est retardée dans la chambre... par son client... qui lui aurait donné du plaisir... Lorsqu'on verra enfin ce qui se passe dans la chambre (les deux premiers clients sont traités en ellipse avec juste une (judicieuse) lumière éteinte à la jointure du plan pour la signaler et signaler sans doute autre chose avec...), Jeanne, d'abord imperturbable et froide, semble ressentir - et, à la limite, le mot de "ressentir" peut suffire. Que cela soit du plaisir, de la douleur est presque secondaire, et l'un n'empêchant pas l'autre, le plus plausible n'effaçant pas le moins. Oui, au troisième client s'éclaire à rebours ce qui s'est passé avec le deuxième, son retard, sa précipitation qui lui fait perdre la tête... (de plaisir et la décoiffe...) et qui lui fait répondre lorsque son fils dit :
- Tu es toute décoiffée.
- J'ai fait trop cuire les pommes de terre.
Son fils, pour qui elle se prostitue ? Là encore, supposons seulement. La cause et l'effet se confondent, le plaisir et la douleur ne font plus qu'un. La forme les transforme, les réunit. Comme la vie et la mort unis dans un même refus, remplacés par une même mécanique ouvrière.
Murmuré dans les coins de la maison, entre les lignes de la lettre de sa sœur du Canada, on perçoit cette impossibilité de Jeanne à se donner de l'imprévu, du plaisir. Elle ne vit que par inertie, cloîtrée et protégée par son emploi du temps, ses actions quotidiennes.
Cette puissance du film, je la vois là : Jeanne Dielman est le film d'action par excellence. Et cette action est la métaphysique de notre condition tragique. Rien n'empêche de penser qu'elle est seulement une folle, mais ne pas voir que la forme du film n'en reste pas là, ce serait se contenter de bien peu. Jeanne Dielman, dit Akerman, c'est moi, et le spectateur lui répond en écho, c'est moi. C'est nous, enfants du XXe siècle, celui qui a osé réduire des êtres humains à des actions élémentaires pour voir ce qui resterait de cet humain...
Jeanne a tout de même quelques plaisirs. Son café vers 16h30/17h sans doute. Elle le boit tout de même très vite, et lorsqu'elle donne le petit biscuit à son fils après le repas du soir, on peut là encore se demander si elle ne va pas uniquement au café pour le plaisir de récupérer le petit biscuit... Parmi la foule de détails, c'est sans doute celui que je trouve le plus discret et émouvant. Mais, il y en a bien d'autres... Un savoureux et d'une justesse confondante également : le fils, muet comme une carpe ou presque, qui a des accès bavards juste avant de s'endormir.
Les beautés de "Jeanne Dielman" ont l'émotion des secrets et des parfums.