Ca n’est pas du Vivaldi mais…
De prime abord, on pourrait croire que Jersey Boys tranche avec les précédents films de Clint Eastwood. Ces derniers avaient pour habitude d’évoquer pêle-mêle, le destin d’hommes engagés dans l’armée US durant la 2de Guerre Mondiale, le processus de réconciliation du peuple sud-africain par le prisme du rugby, la narration d’une relation intergénérationnelle et liée (indirectement) par la Guerre de Corée…
Cependant, avec sa maîtrise habituelle, Clint Eastwood parvient à imbriquer cette petite histoire dans la grande, à décrire et analyser ce qu’était être américain au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la cohabitation entre génération & la place de la musique dans l’inconscient collectif américain.
Car Frank Valli & The Four Seasons constitue indubitablement un certain âge d’or de la musique américaine. Quoique méconnu en France, c’est surtout par le biais de la reprise de « December 1963, Oh What A Night » par Claude François que l’on peut identifier la notoriété du groupe dans l’Hexagone. A ce titre, le terme de reprise peut constituer à l’époque un mètre-étalon de la notoriété d’un groupe et donc de la place de « The Four Seasons » dans le patrimoine musical : avec des titres comme « Can’t Take My Eyes Off You », « Working My Way Back to You » et autant de reprises, la réputation de groupe à succès (et ce bien avant l'avènement de la lame de fond que constitue Les Beatles) des Four Seasons est loin d'être usurpée. Aussi, la multiplication des versions d’une chanson constituait une forme de compétition mais surtout une forme de reconnaissance. D’ailleurs, le seul bémol de ce film réside justement dans l’absence de mention de l’un des plus gros fournisseurs de « hits » de l’époque, la Motown en l’occurrence. Et si j’étais méchant et chipoteur, je pousserais jusqu’à dire qu’il n’ait fait aucune mention de la Communauté afro-américaine tout court, communauté pourtant largement tributaire dans le patrimoine musical américain de l’époque.
De communauté, il en est d’ailleurs question dans ce film. En s’attardant sur la communauté italienne et à son rapport à la musique, l’angle choisi, en plus d’être rafraîchissant, réhausse l’intérêt pour ce film. Si le thème du resserrement autour de la sphère « familial » en temps de crise semble une déclinaison (sans fin ?) dans le cinéma américain, le fait d’évoquer la communauté italienne et ses « travers » constituent un contre-pied parfait : c’est un peu comme si on suivait le James Brown italien, ses pérégrinations et la confusion des genres avec la « Famille ». En se définissant comme LE garant d'un cadre, Gyp DeCarlo entend veiller sur ses ouailles, protéger ses intérêts et donner des coups…de pouce. Le film montre ainsi que plus qu’un cadre, cet entourage s’avère être un étau qui, s’il est protecteur, peut tout aussi se resserrer en cas d’égarement d’une brebis.
Et comme la « mythologie » américaine tend à nous le montrer, la musique, au même titre que le sport ou le cinéma, constitue une échappatoire, un tremplin vers la gloire. De fait, la particularité du film réside dans sa volonté de ne pas s’attarder exclusivement sur ce revers-là de la médaille mais plutôt sur les parasites : la conciliation vie de famille/impératif de production, gestion des doubles/triples vies, cohabitation d’ego et de la vie de groupe sont autant de thèmes abordés tout au long du film. Loin de dramatiser, « Jersey Boys » réussit le tour de force d’inscrire les difficultés inhérentes d’un groupe de musique dans une époque charnière aux USA (sortir de la Seconde Guerre Mondiale, Guerre Froide, libéralisation des mœurs et reconnaissance des minorités). Ainsi, au-delà des querelles de voix de tête, de mise en avant/retrait de tel membre, de la promotion d’un single/album, c’est surtout la gestion de cette réussite soudaine qui rend ce film remarquable. Comment ce groupe va gérer son passage des bas-fonds de New Jersey au Ed Sullivan Show, en somme.
D’autant que le casting contribue à ce souci d’authenticité et de coller le plus fidèlement possible à ce qu’était The Four Seasons. Le fait d’avoir conservé la majeure partie du casting de la Comédie Musicale n’y est sûrement pas étranger et les prestations « live » du film abondent dans ce sens. Seul souci pour moi par rapport au casting : après avoir Googlé « Frank Valli and The Four Seasons », quelle ne fut pas ma surprise de tomber sur des visages retranscrivant plus cette soif de gloire, cette faim de notoriété et donc à faire passer le casting du film pour des poupins innocents et naïfs. Ce détail participe quelque peu à lisser et à atténuer le caractère affirmé de ce groupe, son ambition et ses prétentions, caractéristiques qui transpiraient dans leurs attitudes, leurs postures et leurs photos.
Mention spéciale aussi pour Christopher Walken : encore une fois, l’acteur brille par sa capacité à renouveler la figure ultra-déclinée au cinéma du chef de clan. Sens de la répartie, de l'humour, de l’à-propos, paternalisme assumé mais pas exacerbé sont autant de qualificatifs collant à la prestation de l’acteur.
« Jersey Boys » est donc une peinture assez fidèle de l’industrie musicale et de la société de l’époque : une époque qui verra l’avènement de l’hyper concurrence, de la (recherche de la) starification soudaine doublée d’une émancipation et de la libéralisation des mœurs. Le progrès technologique (transistor, télévision) contribuera à « faire tomber des barrières » en mettant à l’antenne différents genres de musique, à élargir de facto l’auditoire et à aiguiser l’appétit des prétendants à la gloire. Mais plus que cela, « Jersey Boys » s’attarde sur le destin d’un groupe, sa volonté de prendre ce ticket vers la gloire…et le prix à payer pour celui-ci.