A trouble maker
Je ne suis pas un admirateur de la Nouvelle-Vague. Ni des films qu'ils ont faits, ni des choses qu'il sont pu écrire. Cependant, une des rares fois où je suis tombé d'accord avec ces brigands de...
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le 31 janv. 2018
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C’est un as de la gâchette qui gratte désormais de la guitare, un géant rouquin au débit laconique et aux yeux mi-clos, traînant derrière lui une réputation douteuse. Johnny Logan. C’est la tenancière d’un saloon-casino construit au pied d’un piton rocheux, confrontée à l’hostilité des fermiers locaux et entourée de bandits romantiques qui l’adorent mais peuvent pourtant la trahir. Vienna. C’est une femme-scorpion animée par la haine et consumée par la jalousie, une vieille fille frustrée, une matrone vengeresse dont chaque geste, chaque parole distille du venin. Emma Small. Ce sont les trois personnages principaux d’un western en dehors des modes, confession lyrique d’un homme qui a aimé et qui se penche sur cet amour, avec la nostalgie et le regret au cœur. Johnny Guitare. Les stéréotypes les plus usés (gang de pilleurs de banque, attaque de diligence, lynchage, repaire assiégé) y sont transfigurés par la sensibilité fougueuse et insolite de son auteur et participent au récit d’un éclatement, d’une apocalypse, d’une descente orageuse aux enfers. La polémique antimaccarthyste (lecture privilégiée par l’historiographie du cinéma) s’y voile de chatoyants embrasements, au fil d’une affabulation romanesque aussi peu disposée à verser dans les conventions qu’à céder aux schémas routiniers. Poings sur les hanches, épaules mitchumiennes, Joan Crawford y est une reine altière de la prairie, maniant le colt avec la même dextérité qu’elle gère ses affaires, tandis que Sterling Hayden la contemple avec la suavité masochiste des colosses. Ils portent jusqu’au bout, sur un calvaire splendidement illuminé, tout le poids — d’autant plus lourd qu’il prend rarement corps — de la mauvaise conscience américaine. Ce portrait de femme au sang chaud, cette peinture d’un homme aspirant à une sérénité impossible, vivant sur les mythes de sa jeunesse, ne parvenant jamais à atteindre l’âge adulte, se développent au sein d’un éblouissant carrousel nocturne. Car Johnny Guitare, perle rare des cinéphiles, est aussi et surtout un poème baroque des réminiscences et des déchirures, du temps qui passe, de la terre qu’on convoite, du vent qui souffle, de l’eau qui régénère, du feu qui met les passions à nu, des couleurs et de leurs flamboiements.
Hormis la croyance quasi irrationnelle qu’il existe des westerns purs et authentiques, rien ne peut délimiter un domaine exclusif du genre, n’était-ce la bordure mouvante de la contrée en question et l’étendue variable d’une époque où l’Histoire et la saga des pionniers se rencontrent jusqu’à régulièrement se confondre. Si le film répond à cette définition, il n’appartient guère au cinéma américain par excellence, celui qui prône une attitude positive envers la loi et qui sert d’appareil idéologique en dénonçant les corrompus et les salauds pour mieux justifier le régime d’État. Le mythe de la Frontière reposait tout entier sur la possibilité de recréer en Amérique l’harmonie perdue dans l’Ancien Monde entre nature et culture. Ray lui oppose l’image d’un conflit à l’issue incertaine entre la dimension horizontale — celle de la conquête — et la dimension verticale — celle des origines. Il met en scène un espace double, à la fois progressif et régressif, déjà menacé par la gangrène de l’intolérance. Les sources de la répression sont perceptibles avant même la naissance d’une nation. Microcosme de ce vaste pays, la community de la petite ville en reflète fidèlement le système. La majorité silencieuse, ainsi que le shérif garant de la justice et de l’ordre, sont manipulés par John McIvers (le grand élevage du bétail) et par Emma Small (la banque). L’antagonisme qui les oppose à Vienna se nourrit de multiples considérations morales et politiques : refus de la liberté sexuelle au nom d’un puritanisme chrétien, crainte des changements qu’apportera le chemin de fer, pouvoir des riches conservateurs, volonté totalitaire de soumettre (voire de détruire) les étrangers et les marginaux. Ce combat singulier de deux femmes luttant pour préserver leur autonomie ne heurterait pas les codes culturels s’il advenait dans une tragédie grecque. Il n’en est pas de même dans l’Ouest, cadre fictionnel traditionnellement dévolu aux hommes, et surtout dans le western où souvent les signes extérieurs (vêtements, postures, position sociale) fondent le personnage bien avant le discours ou l’action. C’est ainsi que la "virilité" de Vienna, héroïne libre, résolue, consciente de ses droits, prête à affronter les éleveurs et leurs nervis, a pu choquer même ceux qui comprennent les excès d’Emma. Est-ce dû au fait qu’elle semble capable de remplir parfaitement le rôle d’épouse et de mère, après avoir été amante puis courtisane ? Selon les valeurs de la pensée bourgeoise, son comportement et ses actes apparaissent en tout cas totalement déplacés.
Ses rapports ambigus avec Johnny bousculent pareillement les clichés. Fondés sur leur amour d’autrefois, ils sont marqués par la rupture, par la dialectique du souvenir et de l’oubli. Leur entente retrouvée est précaire puisqu’elle cache une blessure que tout faux-pas est susceptible de raviver. Aussi des gestes anodins et des formulations banales semblent-ils uniques, chargés de sens et de tension. Le courant émotionnel qui passe entre eux risque à tout moment de se convertir en éclair tempétueux. Un mot nu, un aveu simple, peut-être une étincelle. Pour révéler le sentiment, ils doivent arborer des masques. C’est par une double mise en scène qu’ils parviennent à exprimer l’intensité de ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre : la séquence où Vienna, répondant comme en écho aux paroles de Johnny, lui profère un mensonge qui est la vérité, et la suivante où Johnny fait semblant d’abolir le temps et, revenant cinq ans en arrière, le suspend vraiment : "Nous sommes à la terrasse de l’hôtel Aurora…" Puisque le présent se confond avec le passé, ils sont capables de renouer avec leur idylle et la reconnaître. On peut en effet distinguer chez le réalisateur de La Fureur de Vivre le thème récurrent de l’adolescent en qui se devine l’homme qu’il deviendra et de l’homme en qui subsiste l’adolescent qu’il était. Et on peut tout autant avancer l’hypothèse suivante : chez l’auteur de Traquenard, la couleur c’est du temps. À savoir l’apparition présente de ce qui est déjà perdu, déjà impossible, d’un futur déjà révolu. La mystique de la seconde chance, du recommencement, de la renaissance, a toujours chez lui le goût de la cendre, et cet appétit informulé et sauvage qui dévore les personnages atteste seulement que les choses n’existent que lorsqu’il est trop tard pour en jouir. Dans Johnny Guitare, le désir naît d’une faute initiale mais à cause de cette faute, il est condamné à rester béant. La tache rouge formée par l’étreinte ressuscitée est noyée dans l’ombre et révèle la nature mémorielle et fantasmatique d’une unité qui n’existe que posthume.
La marginalité de la démarche de Nicholas Ray s’éclaire d’autant mieux si on la compare à celle de John Ford. Curieusement, celui qui affirmait que "la véritable vedette d’un western, c’est le Land" a choisi pour cadre de ses films Monument Valley et ses célèbres mesas. Ces plateaux sont ainsi devenus emblématiques alors qu’ils ne couvrent qu’une portion assez minime du continent nord-américain, qu’ils sont très différents des paysages habituels et que, de surcroît, ils ne correspondent à aucun évènement particulier de l’histoire de la conquête. Plein de références explicites aux motifs bibliques (son désert ressemble à celui du peuple d’Israël), le territoire fordien fait entrer les cow-boys dans la marche universelle de la civilisation. Il dessine un univers construit, définitif, éternel, un monde dans lequel les hommes sont comme absorbés, identifiés aux éléments qui les entourent. Confronté aux dissensions d’une société américaine moderne en quête d’identité, le réalisateur de La Prisonnière du Désert érige la scène immobile et immuable de l’humanité entre les monolithes de la vallée. Ford agit en démiurge et montre l’Exode. Il en va tout autrement chez Ray. Johnny Guitare assume et revendique ainsi l’univers fabriqué du cinéma. Les séquences paysagères, par ailleurs assez rares, sont tournées le plus souvent devant des toiles peintes. Les personnages pénètrent dans l’établissement troglodyte qui se présente comme un vrai théâtre mais qui, de par la rage psychotique d’Emma, partira en fumée. Tout se passe comme s’il fallait plonger dans les profondeurs, régresser jusqu’aux racines de l’imaginaire, pour pouvoir bâtir la société nouvelle. Avant de partir à la conquête de l’espace transformé par l’arrivée du train, Vienna et Johnny auront dû plonger au centre de la terre et revivre en quelque sorte toute l’histoire des hommes. La communion avec leur milieu est à ce prix, et la dernière scène devant la cascade exprime l’espoir de cet équilibre. Le film donne à voir le chaos d’un monde qui se transforme sous le feu de la dynamite. Si démiurge il y a, il est encore au travail. Ray montre la Genèse.
Dans un long-métrage où chaque plan impose son importance, où chaque attitude est complétée par une autre, dont chaque mot reste en suspens jusqu’à l’intrusion d’une phrase référentielle, et dont la musicalité gagne encore en beauté par le rythme du montage, l’emploi du Trucolor est resté fameux. Ce procédé déficient et rudimentaire était déjà obsolète au moment du tournage. Mais le cinéaste le valorise pour établir d’étranges résonances entre le drame intérieur et le décor naturel, entre la violence humaine et la violence planétaire, pour attribuer aux teintes chromatiques une fonction d’une rare acuité. D’abord dissociés, le carmin et le canari se réunissent dans l’incendie final, carbonisent et s’auto-dévorent, enflammant une robe blanche. Ce jeu jamais gratuit est œuvre de peintre poète, fruit d’un travail inspiré. D’un plan à l’autre les rimes abondent et la teinture obsédante polarise l’écran en extrayant un être ou un objet de son continuum. Il y a bien sûr le rouge des foulards et le jaune des chemises, mais aussi le vert des tables de jeux et des visières des croupiers, le vert émeraude du ruban de Vienna, le vert amande que porte Dancing Kid, le vert cru de la robe d’Emma ; même le rose devient vert, même la veste moutarde de Johnny nourrit le camaïeu. Et puis il y a le marron de la pierre dont est faite cette grotte que n’aurait pas renié Sternberg, celui des habits poussiéreux, du bois éclatant des tables, du whisky éclaté sur le mur. La couleur peut être subtile et ses incidences se manifester en surnombre. Elle n’est pas nécessairement un évènement massif sur fond vague. Il faut voir la petite tasse de faïence turquoise que tient délicatement le pinceur de cordes, ou bien encore le flou qui auréole le visage de Vienna dans certains plans cotonneux. À cinquante ans, Joan Crawford brille d’un éclat sombre et métallique, comme les bleus d’Eugène Delacroix. Ce n’est pas la Marlene Dietrich de L’Ange des Maudits à la même époque mais l’étrange créature d’un autre monde, déesse au cœur de son royaume. Même la foule hystérisée par une milice sanguinaire se calme lorsqu’elle se met à jouer du piano dans son saloon caverneux, entre un revolver et des chandeliers. Devant une telle femme, le pauvre Johnny Guitare ne peut que murmurer avec la voix inimitable du fragile Sterling Hayden : "Yes, Mâme." La fascination exercée par le film produit le même effet.
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