[Hyper-Spoiler : critique s'adressant aux personnes qui ont vu le film. Mon but n'est pas de vous le vendre]
Cette chronique est inspirée de tout ce que j'ai lu sur le film, en particulier de la crirtique de Captain Pop-Corn, qui semble avoir reçu le film comme je l'ai reçu, sans en tirer toutefois exactement la même leçon
https://www.youtube.com/watch?v=nuhOL4UDipk
"Joker" fait partie des films dont chacun peut recevoir le message totalement différemment de son voisin. Je préfère signaler tout de suite que le mouchoir n'a pas quitté mon visage du début à la fin de la séance. Le film laisse planer le doute à de nombreux passages sur ce que l'on peut imaginer des (ex)actions d'un des "vilains" les plus populaires du cinéma (et de la littérature) américain.e. Les postulats que cette chronique va soutenir sont les suivants (il me faut en effet poser ces postulats dans un soucis de concision, sinon cette chronique déjà longue en ferait le triple) :
- L'histoire est littérale : ce qui nous est raconté est la véritable histoire du Joker. Pas le fruit de son imagination. Notons au passage que cela n'aurait pas fonctionné avec Jean-Eudes, comique à Bobigny, car les pathologies dont souffre Arthur sont bien trop lourdes pour être réalistes. Je pense que tout ce qui est raconté est la "base réelle" du Joker car à aucun moment, la focalisation ne s'opère sur l'esprit du personnage. Il nous laisse au lieu de cela spectateurs de faits, en réussissant à ne pas prendre parti pour le Joker, mais en expliquant comment il est devenu cette icône sordide de la pop-culture, le monstre dont une bonne partie de Gotham a peur.
- Arthur (le Joker) n'a pas tué sa voisine. Comme il l'a déjà été dit, l'allégation a été démentie par le réalisateur et le Joker ne tue que par ressentiment ou vengeance, ou par haine de la société et de son "Gotha"
- Le Joker est sociopathe, à tendance psychotique, en plus d'être né au mauvais moment, dans la mauvaise ville, et de la mauvaise façon. Les émotions qu'il ressent sont viciées par la position qu'il occupe dans son monde, et cette histoire prend le parti de nous placer en spectateur de la descente aux enfers d'une telle personnalité, qui pour ne pas se supprimer, assouvit sa haine de ce qui l'a rendu monstrueux : la société. Il ne peut se sentir bien qu'en commettant le pire, mais n'est pas psychopathe pour autant. Il ressent trop de sensations négatives dans son état "neutre" pour être qualifié ainsi.
- "Joker" ne fait pas l'apologie d'un personnage macabre, pas plus qu'il ne justifie ses actes. Même si le coup est réussi quant à l'empathie que beaucoup de spectateurs ont ressenti vis-à-vis d'Arthur, aucun d'eux ne peut avoir l'esprit assez tordu pour désirer prendre sa place. En revanche, il peut donner des clés au grand public pour commencer à appréhender objectivement les causes de certains meurtres de masse aux Etats-Unis. Sans jamais les justifier.
- Le père d'Arthur n'est pas Thomas Wayne.Cette chronique voit dans cette tension dramatique suggérée par la possibilité que Batman est le demi-frère du Joker un ressort purement scripté, afin de donner corps à la cosmologie DC. Nous partons de l'à-priori que sa mère est sa mère adoptive, et que ne connaissant pas de père pour Arthur, elle a décidé de s'inventer un fantasme extravagant.
Je passerai de plus sur la technique et les moyens de communication utilisés car ils ont été très bien présentés par d'autres auparavant, pour me focaliser sur trois thèmes qui me semblent centraux sur le fond du film : la quête de reconnaissance, la frustration devenant violence, et le rôle de l'environnement (systémie)
L'histoire se déroule à Gotham, dans les années 80. Peu importe sous quelle présidence, la ville, qui ressemble étrangement au New-York de ces années-là, concentre tous les effets pervers que le système capitaliste et libéral pyramidal peuvent faire endurer à la majorité des citoyens : les fragiles. Dans les faits, les inégalités sont palpables : les riches vivent dans les beaux quartiers, pendant que le flot de population s'entre-déchire, cherche à survivre par des emplois précaires, un métro horriblement surchargé et dégoulinant d'immondices, et la télé qui offre du rêve aux plus désespérés.
Arthur est probablement le plus malheureux d'entre eux. Né sans avoir connu son père, il souffre d'un dysfonctionnement neurologique lui provoquant des crises de rire à des instants où il ressent une profonde émotion : la majeure partie du temps de façon impromptue. On peut rapprocher ce trouble d'un syndrome de la Tourette. Cette affection, comme il nous l'est suggéré au cours du film, lui est probablement héritée d'une enfance maltraitée, sa mère l'ayant laissé attaché à un radiateur alors qu'un de ss amants lui a asséné un coup violent, dans la petite enfance. Une mère très fragilisée au moment de l'action, qui vit dans le fantasme - entretenu par la télévision, qu'elle passe son temps à idolâtrer - que Thomas Wayne va sauver Gotham en se présentant à la candidature pour la Mairie. Ce fantasme prend racine probablement loin dans le passé, peut-être à l'adoption d'Arthur, quand ne sachant pas quel père lui donner, elle se persuade que c'est l'un des acteurs les plus influents de la cité qui l'a aidé : Wayne
Arthur occupe donc un poste de comédien - il est clown de rue pour assurer la promotion de diverses boutiques. Lui-même est persuadé d'avoir un talent pour l'humour, et passe son temps à écrire des sketchs qu'il trouve drôle, alors qu'ils sont au mieux sans humour, au pire très macabres. Il est de plus persuadé d'avoir une chance de percer dans l'humour grâce à la télé. La seule volonté d'Arthur est de voir les gens heureux. Vivant à Gotham, qui peut lui en faire grief ?
Ce rêve touche au but lorsque le présentateur vedette de son émission fétiche lui laisse la parole à l'antenne, en l'encourageant. Arthur, dénué de crocs et n'ayant aucune connaissance des pratiques du show-business, reste persuadé que ces encouragements ne sont pas cyniques, mais sincères.
Nous pouvons voir sans se tromper dans cette séquence un réquisitoire contre la télévision, les apparences, et la façon dont (trop) de jeunes gens se croyant exceptionnels sont persuadés d'y être aimés pour ce qu'ils sont vraiment. L’ego-trip dans lequel se situe Arthur à ce moment est celui des jeunes personnes catapultées dans la célébrité sans protection. Sans aucune différence. Si l'action se déroulait de nos jours, ce genre de comportement aurait aussi très bien pu s'appliquer à la génération internet - dont votre hôte fait partie - qui tente désespérément d'avoir son quart de célébrité, afin de s'alimenter en dopamine. C'est en cela que nous pouvons croire sans réserve en la psychologie d'Arthur, qui est tellement humain que notre seul souhait à la vue de sa performance télévisuelle, est de lui lancer une bouée de sauvetage. Hélas il se rendra compte de la réalité : les apparences sont tout ce qui compte à la télévision, et personne n'y est aimé pour ce qu'il ressent.
Au delà des tueries qui vont suivre, l'acte le plus insensé du film réside certainement dans le thème développé ici : le don d'un revolver par son collègue de travail. Alors qu'il n'a demandé d'aide à personne, et prêt à souffrir toute sa vie sans assouvir sa vengeance, Arthur accepte - malgré l'interdiction de port d'arme pour les psychiatrisés, ainsi que ses réticences - de se voir confier un six-coups qui pourrait le protéger.
Bien sûr, on voit le deuxième réquisitoire : cette fois contre le lobby des armes à feu, et leur libre circulation. Quoi de plus insensé qu'un malade psychique ? C'est certainement le fou qui lui donne les moyens d'exprimer sa maladie sans retenue. Or, donner un revolver à celui qui ne saurait se défendre autrement constitue le véritable crime. C'est exactement ce que souligne cette scène. J'en suis parfaitement d'accord. Arthur, n'ayant aucun contrôle sur sa propre vie, se voit confier la puissance de choisir qui mérite d'exister. Il se voit confier la puissance de croire en sa propre existence par la même occasion. Nul doute qu'avec sa volonté de briller, il l'utilisera. En étant persuadé de faire le bien.
La première fois qu'il le fait, c'est dans une ultime scène de broyage d’ego. Alors qu'il vient de perdre son emploi à cause de la possession de ce flingue, son handicap provoque la hargne de trois bourgeois désirant le laisser pour mort dans une rame de métro. On ne voit même pas son geste, comme si ce n'était pas lui qui avait tiré. Ce n'était pas Arthur en effet ; c'était la personnification de la rage des laissés-pour-compte envers les riches pour qui tout est permis, y compris la tentative de viol sur une femme seule. A partir de là, on sait que le Joker va endosser le rôle de porte-parole (porte-flingue, plutôt) des personnes les moins favorisées de Gotham... Bien malgré lui.
C'est bel et bien ce qui se produit lorsque les meurtres des trois "bourgeois" trouvent un écho positif auprès des basses classes de la société. Désormais, les activistes porteront un masque de clown, et Arthur connaîtra enfin le succès qu'il recherchait.
Vient ensuite, dans un tourbillon d'une noirceur intense et macabre, la reconquête de son ego. N'éprouvant que du plaisir à se venger personnellement, il abat en direct celui qui anéanti tous ses rêves (de VOIR les gens heureux ? ou bien de RENDRE les gens heureux ? Nous allons développer ce point dans la dernière partie) en direct devant tout Gotham. C'est à ce moment qu'il adopte pour toujours et dans une ultime "farce" le sobriquet de "Joker". Il ne vivra plus que pour se venger.
Ce dernier thème demande une légère base en psychologie. Nous allons parler de l'école systémique. J'ai vu que certains pensaient que "Joker" défendait l'antipsychiatrie de Foucault (dont je suis admirateur, par ailleurs). Je pense pour ma part qu'il défend l'école systémique. Un p'tit lien pour se mettre au courant pour le néophytes :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Approche_syst%C3%A9mique
Cette école n'a pas pour objet de déresponsabiliser l'individu de ses comportements, mais tente de les expliquer par l'influence de son milieu.
Dans "Joker", nous sommes en présence d'un individu très marginalisé, qui ressent son milieu d'une façon tellement agressive qu'il est pris au piège et cherche désespérément une issue à son calvaire. Je pense personnellement que le suicide est le pire des crimes (désolé si je choque). On voit le Joker simuler quelques suicides, puis il décide de se raviser. C'est en voyant ce genre de séquence que l'on comprend en quoi ce film est finalement "libéral" : l'individu choisit de ne pas subir le système, mais d'agir comme une pièce de ce système. De façon totalement individuelle/iste. Là où il emprunte beaucoup à la théorie systémique, c'est que cette façon de réagir s'impose à lui. Autrement dit : il n'est pas directement responsable de ses meurtres. Cette théorie est à mes yeux valable dans un contexte anglo-saxon, où tout est fait pour que l'individu agisse (souvent malgré lui, ou en n'ayant pas conscience que c'est son milieu - par la fameuse "main invisible" - qui lui dicte ses comportements). Dans un contexte ultra-libéralisé comme c'est le cas dans de nombreux pays (le nôtre en prend le dangereux chemin, si ce n'est déjà fait depuis de nombreuses années), il est fort possible que le système engendre ce type de "monstres", recrutés parmi les personnes les plus fragiles de la société.
Si l'on tient l'hypothèse systémique comme véridique, il est quasiment impossible de ne pas créer ces "monstres" dans un contexte libéral (les inégalités intrinsèques à ce système créant énormément de ressentiments). C'est en cela que je pense que "Joker" nous raconte une fable systémicienne et naturaliste à prendre en considération pour dénoncer les dérives actuelles et la montée des contestations parfois violentes de nos pays.
Pour conclure, je tiens à préciser que cette chronique a été rédigée au lendemain de l'immolation par le feu d'un jeune étudiant Lyonnais, dans un geste politique. Il me semble que le gouvernement actuel ne devrait pas s'y tromper : ce geste d'un infini désespoir et d'une violence inouïe a été crée de toute pièce par la politique qu'il s'est choisie. Combien de suicide avant qu'un "Joker" ne fasse irruption sur un plateau télé ?