À l’aube du nouveau siècle, Chan Wook Park a déjà réalisé deux long-métrages et rêve, comme des milliers de ses compatriotes, d’un rapprochement entre les deux camps d’un pays coupé en deux depuis cinquante ans. Intelligemment, le réalisateur ne va pas dans la ville chercher de classiques histoires de disparus ou de familles déchirées, mais plante sa caméra
là où la scission se matérialise :
sur la frontière ultra-surveillée, au cœur de la zone tampon la plus célèbre du monde, fameuse Joint Security Area.
Sur le pont de non-retour qui enjambe la rivière Sachon, semblant de frontière naturelle entre les deux territoires, sous l’œil neutre et extérieur d’un hibou, une balle fuse, perce le mur fragile du poste militaire. Des soldats des deux camps sont impliqués et si l’affaire parait entendue quant aux responsabilités de chacun, une question demeure. Chargée de veiller au respect de la zone et du cessez-le-feu, la coalition neutre suisse et suédoise confie l’enquête à une jeune major de l’armée helvétique, d’origine coréenne. Celle-ci est chargée non pas d’identifier le coupable, mais de comprendre ce qui a pu se passer là.
Chan-Wook Park fait son Rashomon : une seule histoire mais différents points de vue.
Le film est intelligemment découpé en trois parties afin de mieux isoler les différentes vérités. Une construction qui s’attache ainsi d’abord au factuel avant d’explorer l’humain, le cœur sensible du récit, puis de revenir sur les systèmes pour mieux y échouer les rêves et les espoirs vains de ses personnages. Dans l’affrontement tendu et immédiat qui s’est joué, le réalisateur guide son enquêtrice pour raconter
l’improbable amitié de soldats supposés se haïr et se tuer.
Après une première partie d’enquête, le film change de point de vue pour un long flashback sur plusieurs mois et expose l’amitié naissante de quatre hommes, deux duos de militaires postés chacun d’un côté du pont, d’un côté de la frontière. Le long d’une amitié nocturne et clandestine, les hommes, au-delà des ordres et des utopies, fraternisent, se confient, s’épaulent. Passent le temps ensemble plutôt que de s’ignorer de chaque côté de la rivière. Avec justesse et humanité dans une tension narrative qui sait laisser place à l’insouciance heureuse de moments extraordinaires, Chan-Wook Park met en lumière
l’absurdité des séparations de territoires
et de la bête soumission humaine aux interdits de lois martiales.
Dépasser la haine et les chagrins, ouvrir les portes de la
réconciliation.
L’homme est un animal social, curieux du monde par nature. D’un côté ou de l’autre d’une frontière, le plus proche voisin ne peut être un ennemi. Dans la solitude de missions isolées, c’est avant tout pour tromper l’ennui que les soldats se rejoignent. Qu’ils se rencontrent, apprennent peu à peu à se reconnaitre, à rire ensemble, pour aller jusqu’à se sourire, se regarder et s’appeler frères. Summum d’intelligence ironique lors de la très belle séquence centrale de la visite d’un poste frontière typique où les quatre amis, de part et d’autre d’une absurde ligne au sol, jouent la rigueur et la discipline exigées par leurs commandements sans pouvoir s’empêcher de silencieusement communiquer, rires retenus et regards entendus.
Retour brutal sur l’enquête pour clore le récit, dénouement sombre qui, sans étouffer les espoirs de réconciliation, insiste sur la brutalité et la violence des discours étatiques, sur l’absurdité profonde de propagandes systémiques qui établissent des règles au-delà de la simplicité humaine, de l’instinct. Le discours est mené dans l’exercice : Chan-Wook Park met à profit le budget alloué à un banal polar militaire pour creuser avec précision dans la nature humaine et explorer sans détour
les sombres rouages de systèmes archaïques,
dont la pérennité se joue au détriment de l’homme. Toujours.
Implacablement.
Sans livrer un film indispensable, Chan-Wook Park interroge, au-delà du problème coréen, la notion de frontières au niveau de l’individu, et raconte avec intelligence la méfiance initiale qui s’installe entre deux inconnus, la confiance possible dans les premiers échanges et l’amitié simple qui en découle. En faisant de cet amitié un secret lourd de conséquences jusqu’à l’impardonnable, le réalisateur décortique alors les impacts et les implications sur ses personnages dans un suspense tendu,
drame aussi brutal que retenu.
Joint Security Area, c’est le
requiem des morts inconséquentes et inutiles
sur ces frontières qui, loin de protéger les peuples, rongent les hommes. Et le drame, banal finalement, n’est qu’un exemple de plus de ce que les exigences de la sécurité sacrifient d’humanité.
À ceux qui se voient confier cette mission d’abord. À tout le monde sans distinction ensuite.