Comme tout bon outil qui relève de l’Etat fédéral et participe à l’assouvissement de son pouvoir, le sujet de la peine de mort apparaissait comme nécessaire à traiter pour un cinéaste comme Clint Eastwood, dont l’on connait la méfiance vis-à-vis de l’administration supérieure : le Gouvernement fédéral – Washington et ses multiples branches (Un monde parfait, L’échange, Richard Jewell, etc…). Sur ce sujet, là où Fritz Lang cherchait à infiltrer « expérimentalement parlant » la brèche juridique en mettant en scène un présumé innocent se grimant volontairement en coupable soumis donc à la peine capitale (L’invraisemblable vérité), fondant ainsi sa structure sur les détails, les preuves et autres précisions habituelles des procès, Eastwood souhaite quant à lui s’orienter vers un autre regard. Dans Jugé coupable, le sujet de la peine de mort est avant tout une affaire de temps et d’espace.
De temps d’abord : la peine est un sablier. Décompte incessant et automatique des temps d’échange entre le prisonnier, ses proches, le journaliste et le prêtre nuisible ; décompte avant l’heure fatidique sans cesse rappelé par la pendule surplombant la cellule et les médias omniprésents. Si les nombreuses cigarettes fumées par le détenu Franck rappellent cet écoulement du temps, tout l’enjeu se situe justement dans la tentative d’allongement de ce dernier. Que le temps ne se finisse jamais ! Dans un jeu de montage, à peine la cigarette de Franck finie dans sa cellule, que le journaliste Steve Everett en grille une nouvelle dans sa voiture, direction le rétablissement d’une vérité avec comme seul repère, son flair mainte fois critiqué. Lors de leur entrevue, minutieusement chronométrée en quinze minutes, Everett éteint subitement sa cigarette sur le sol comme une suspension du chronomètre. À bas le sablier. Mais ce temps si précieux est pourtant malmené. Excédée des aventures extraconjugales de son mari, Barbara Everett demande le divorce. L’union infinie – et donc de temps illimité – induite par le mariage se brise subitement par l’alliance posée sur la table comme un avertissement, ou une fin (circularité de l’anneau et donc d’une boucle infinie que l’on finit donc par jeter aux oubliettes). Par ailleurs, comme un double au Capitaine Nathan Cutting Brittles prisonnier du temps qui passe dans La Charge Héroïque de John Ford, Steve Everett est également lui-même malmené par ce sablier : continuellement dans une course contre le temps (dont la vitesse conduit souvent à l’accident), et surtout condamné à être en retard. « Mais où étiez-vous depuis tout ce temps ? » s’exclame Bonnie, la femme de Franck, lorsqu’elle découvre l’intérêt brutal de Steve vis-à-vis de la potentielle innocence de son mari, à peine quelques heures avant son exécution. Ce retard est sa tragédie. Son fardeau. Quoi qu’il en soit, les secondes passent et une vie est en jeu.
Il y a enfin dans Jugé coupable une affaire d’espace. La société fragmente le monde et bâtit des barrières : multiplicité des écrans où les médias voraces construisent le récit de la peine de mort en un spectacle sensationnel ; multiplicité des procédures et des barrières des prisons, jusqu’aux liaisons téléphoniques avec les hauts dirigeants et aux baraquements vitrés de la salle d’exécution. Si ce poids des procédures, fédérales toujours, fragmentent donc l’espace et retardent – cloisonnent les rapports humains, le régime capitaliste et de consommation façonne lui-aussi l’espace et moleste plus particulièrement l’établissement de l’innocence de Franck. C’est l’un des points névralgiques de toute cette virée judiciaire : Quatre ans auparavant, lorsque Franck porte secours à cette jeune caissière enceinte froidement abattue par balles dans son magasin, un témoin découvre subitement le jeune homme, taché de sang, à l’arrière-caisse et dont le bas du corps fût masqué par ce que l’on appelle un « Impulse kind of purchase » – dit un petit rayon de chips spécialement conçu pour l’achat réflexe (disons qu’en France, nous avons les étalages de chewing-gum). Toute la question est alors là : Franck fût-il armé ou non ? Fût-il le tueur ou non ? Ce bout de rayon d’apéritifs, à l’unique objectif de consommation instinctive, sépare donc le témoin de la vérité. Comme les centaines de barrières et vitres qui peuplent le film, cette vulgaire étagère fragmente l’espace et condamne un homme. Dans ce plaidoyer, l’un des enjeux majeurs pour Eastwood est donc là : escalader les embuches sous la pression du sablier. Lorsque Everett obtient enfin la vérité et se précipite chez le Gouverneur pour l’en informer, l’exécution de Franck est déjà à l’œuvre. Le journaliste arrive trop tard. Il est même trop loin.