Reparti une nouvelle fois bredouille, le cinéaste espagnol Pedro Almodóvar présentait en compétition son 21e long-métrage, Julieta. Puissant mélodrame où la mise en scène du cinéaste perd en flamboyance ce qu'elle gagne en précision, le film travaille deux questions liées et cruciales du genre investi, le temps qui passe et le souvenir que l'on en a, à travers le récit à rebours de son héroïne rongée par la culpabilité.
Sans doute est-ce le relatif classicisme du sujet et de son traitement qui ont écarté le cinéaste du palmarès (en demi-teinte) plutôt politique de cette édition du Festival, mais force est de constater que ses dons de narrateur de drames tourmentés et (un peu) improbables restent intacts, de même que son incroyable talent pour la direction d'actrices. Ici, un seul personnage, Julieta, est campée par deux actrices sublimes : Adriana Ugarte pour les jeunes années de l'héroïne, Emma Suárez pour le présent et le passé proche de cette femme au douloureux destin. Si la première est une relative inconnue à la beauté stupéfiante et à la présence à l'écran hallucinante, la deuxième est déjà un peu plus connue, ayant été l'égérie du cinéaste Julio Medem au début des années 90. Pour ces deux comédiennes, il s'agit donc ni plus ni moins qu'une naissance et une résurrection devant la caméra du madrilène, choix d'autant plus pertinent qu'il colle à merveille au récit. Julieta jeune naît sous nos yeux lors d'un flashback initié par ce qu'elle est devenue vingt ans plus tard, lors d'une remarquable séquence de train. Rails qui défilent, voix off littéraire : on nage en plein Europa. La séquence, celle d'un suicide et d'une torride rencontre amoureuse, porte les marques flamboyantes du romanesque qui enveloppe nos souvenirs les plus lointains. C'est un trauma, une scène primitive et matricielle pour son personnage, son traitement est donc des moins réalistes. Incrustations numériques au service d'un symbolisme triomphant, les transparences de paysages enneigés qui défilent donnent un rendu onirique et tourmenté, tandis que l'apparition royale d'un cerf en rut est un présage ambivalent. La suite du film, globalement chronologique mais entrecoupée de quelques retours au présent, s'ancre dans une mise en scène plus aride et à priori moins généreuse, mais à force d'austérité et de rigueur, l'émotion – qui semble-t-il a manqué à nombre de spectateurs – voit le jour inexorablement.
Dans le rôle du ténébreux et volage Xoan, Daniel Grao fait de fracassants et séduisants débuts, tandis que l'habituée du cinéaste Rossy de Palma campe une femme d'un autre âge et d'un autre temps, mi duègne, mi bonne de mauvaise augure.
Un lent venin semble à l'action tout au long du récit de la romance entre Julieta et Xoan, qui finit forcément mal. La manière dont le cinéaste habille son récit de petites touches de couleur et d'inserts pop réveille un peu la logique implacable et froide du mélodrame, ici d'un élégant tragique (Julieta est d'ailleurs professeure de culture antique, ça ne s'invente pas !). Ainsi d'un tatouage tout frais embrassé en très gros plan par des lèvres pulpeuses, puis déchiqueté par la houle qui a puni un Ulysse trop capricieux d'avoir succombé à une belle Calypso (l'artiste Ava, jouée par Inma Cuesta). Ou encore de cette séquence familiale bouleversante où Julieta assiste impuissante à la déchéance de sa propre mère, vaincue par la maladie et déjà remplacée dans les bras de son mari par une petite jeunette. Le parallèle avec sa propre situation (la première femme de Xoan est décédée après un mystérieux coma) est criant sans être appuyé, et Almodóvar ne nous avait peut-être pas habitués à tant d'ellipses, de non-dits et d'analogies par suggestion. L'air de rien, sa façon de revisiter de grands mythes fondateurs (Julieta, entre Cassandre, Médée et Pénélope ?) structure intelligemment son récit, même si le film accuse un coup de mou dans la deuxième partie.
En effet, la relation conflictuelle mère-fille qui occupe la seconde moitié du film pêche parfois un peu par sa dispersion et des scènes plus faibles (comme celle dans les Pyrénées avec la secte). Néanmoins, quelques moments de grâce, cruels et déchirants, dominent le tout : Antia, fille de Julieta, qui se réfugie dans les bras de son amie Beatriz alors que sa mère vient de lui apprendre la mort de Xoan, Julieta, dévastée par la disparition de sa fille, qui fête ses anniversaires seule devant des gâteaux intacts, et bien sûr, ce moment miraculeux où le poids de la culpabilité et du deuil se matérialise dans le changement d'interprète pour incarner le rôle de Julieta par la magie d'un dévoilement et d'un effet de montage. En d'autres endroits, le récit, qui s'étire un peu, devient prévisible et excessif (l'accident de voiture) mais se retrouve sauvé in extremis par un épilogue au présent particulièrement émouvant.
Magnifiquement emmené par la partition romantique tourmentée d'Alberto Iglesias, Julieta est un superbe mélodrame puissamment tragique, où l'on scrute sur le visage de ses deux actrices magnifiques les stigmates de la culpabilité, où les coutures et les strates temporelles d'une vie ratée qui défile à une vitesse incontrôlable et heurtée deviennent rides, grimaces, cicatrices. Profondément déprimant.
Initialement paru ici