Mélodrame. Un genre maltraité par le cinéma contemporain, et surtout par le cinéma européen qui n'a de cesse d’appauvrir sa dialectique de la douleur par un pathos, une démesure sentimentale et une surabondance de clichés esthétiques. Julieta revient à la veine primordiale du cinéma de Pedro Almodovar, celle qui mêle le drame amoureux d’Etreintes brisées ou de La loi du désir, de ses pulsions enchâssées, de ses vibrations qui secouent les personnages après une brève rencontre dans le train. Elle, c'est Julieta, professeur de grec canon qui débute tout juste et enseigne à ses élèves quel terme convient le mieux au voyage d'Ulyssse; lui s'appelle Xoan, il est pêcheur et père au foyer depuis que sa femme décline dans un coma. Entre eux, les rets d'un amour bouleversant tombent et la fragilité de leur union est éclatante. En tissant une trame mythologique derrière eux, Almodovar fait pousser une superbe matière tout le long de son récit, un entrecroisement de fils qui relient la multitude des personnages à leur destin funeste, maintes fois rappelé par le personnage à la fois terrifiant et comique du récit : la gérante de la maison de Xoan, jouée par la toujours très impressionnante et talentueuse Rossy de Palma (autrefois elle aussi une "Julieta" dans les Étreintes brisées).
Mais c'est aussi l'amour filial, dans un tourbillon d'émotion qui prend le spectateur, ente relâchements sereins à la campagne et tempêtes sur la côte, alors qu'une mère et une fille séparées se retrouvent par des lettres, des petits indices matériels comme Pedro les affectionne tant (une rose en papier suffit à émouvoir Julieta)et mènent finalement au but ultime tout comme le désespéré Tout sur ma mère. Et cette recherche devient une traque obsessionnelle à travers les montagnes pour retrouver la chair de sa chair. la retrouver, la voir, ne serait-ce que quelques instants, car plane sur tout le monde une sorte de malédiction qui pèse et pèse toujours plus avec les années et menace tous les proches de Julieta. La substance même du mélodrame est la reconnaissance, qui doit, un jour ou l'autre arriver, ici, la reconnaissance n'arrive jamais, elle est impossible, les liens sont détruits, sans raison, et c'est cette absence de raison qui devient vecteur de la seconde partie du film, de sa beauté et de son insolubilité.
Tout le drame est serti par les belles musiques entraînantes, originales et jamais plombantes ou sur-signifiantes d'Iglesias ainsi que par l'habituelle profusion de couleurs vives, même dans les moments les plus douloureux, il reste une épaule et un jaune vivifiant dans une chevelure pour se rappeler de la teinte des étés heureux, même dans la dépression la plus profonde, Julieta reprend espoir, dans un plan inoubliable où elle se regarde devant le miroir, soudain vieille, affaiblie, lorsque Adriana Ugarte laisse son visage au temps et que Suzana Duarte s'en empare pour faire défiler douze ans d'un simple mouvement de tête. L'échange des deux actrices, confirme tout le tragique qui s'est emparé du film, ainsi que l’intelligence de la mise en scène, qui sait tracer parfaitement son rythme et nous émouvoir simplement. A ce titre, le début, très hétérogène est fourmillant d'images singulières (un cerf courant derrière le train au ralenti) et d'objets irrésolus (les statues), peut tout à fait déconcerter, mais c'est sur la longueur que tous ces éléments exotiques parviennent à une lente adéquation avec les ressorts dramatiques (comme dans le tortueux La mauvaise éducation), alors que la chronologie se rétablit et que l'horizon d'une possible retrouvaille se dessine.
Il y a bien une déception quant à banalité avec laquelle le récit assène un dernier coup de théâtre dans un dialogue moyennement convaincant, expédié alors que les personnages sont dans la voiture ; il aurait fallut d'avantage de subtilité dans les raccords et la mise en scène, mais il est indéniable que le plan final, surfant depuis une falaise jusqu'à un superbe paysage-monde, insuffle tout ce qu'il y a de mystérieux, de profond, de génial dans un voyage vers l'autre, vers l'ailleurs, en bref, tout ce qu'il y a de grand chez Almodovar.