Pedro et moi c’est une relation un peu particulière. Je l’ai adoré il y a dix/douze ans, parce que je découvrais « le cinéma d’auteur » et comme tout novice, ce sont d’abord les portes les plus accessibles (et visibles) que l’on ouvre. C’était une époque où j’étais convaincu qu’il était le seul cinéaste espagnol en activité. Les découvertes de Todo sobre mi madre, de Hable con ella furent des moments forts. Je ne les ai jamais revus, pourtant.
Je reste donc avec ce souvenir et ça me plait d’autant plus que tout ce qui est sorti après Volver (que j’avais aimé sur l’instant, parce que j’étais persuadé d’aimer Almodovar) m’a gentiment indifféré ou pire (L’horrible Les amants passagers), que certains que j’aimais (Talons aiguilles, Attache-moi) m’ont poliment ennuyé à la revoyure et que tout ce qui est sorti avant, que j’avais revu par curiosité lors d’une rétro maison furent des déceptions si imposantes (Femmes au bord de la crise de nerfs, que je trouve absolument imbuvable, par exemple) que je m’étais juré de m’en tenir là avec le cas Pedro.
Julieta ne m’attirait donc pas, à priori. Je n’avais même pas prévu de le voir en salle. Mais plusieurs avis cannois parlaient d’un retour en grâce, au mélodrame et à la sobriété. J’y suis allé sur un coup de tête. Je commençais même à le sentir bien. Et j’ai trouvé ça formidable. A chaud je suis même persuadé que c’est le meilleur film d’Almodovar, le plus important, le plus sombre, aussi foisonnant dans son minimalisme qu’austère dans ses couleurs.
Tout commence quand Julieta, la cinquantaine, s’apprête à quitter Madrid. Elle fait ses cartons et enveloppe notamment dans du papier bulle une petite statue en terre cuite. Quand elle rencontre par hasard (Hasard, c’est le titre de l’une des trois nouvelles d’Alice Monroe adaptées pour Julieta) la veille de son départ une amie d’enfance de sa fille (Qui dit l’avoir croisée une semaine plus tôt) toute sa tristesse refoulée rejaillit, ses douleurs éteintes se rallument. Elle va écrire à sa fille, alors qu’elle ne l’a pas vu depuis douze ans, elle va lui dire tout ce qu’elles auraient dû se dire il y a longtemps.
Le film s’accroche alors tellement à son désir de retrouvailles qu’il dépasse les lignes, se libère du présent et vient raconter toute l’histoire de Julieta, vingt-cinq ans plus jeune, jouée par Adriana Ugarte, quand la Julieta du présent était jouée par Emma Suarez. Si les deux actrices ne se ressemblent pas, c’est moins la différence d’apparence physique qui frappe que ce que le regard de chacune trahit d’épreuves vécues ou à vivre. Le voyage intérieur est lancé. Jusqu’à l’impossibilité de le raconter sans se rattacher aux innombrables boucles de culpabilité.
Le suicide de l’inconnu du train, auquel la jeune femme n’a pas daigné offrir un peu d’attention, lui permet de faire la rencontre de Xoan, l’homme qui sera le père de sa fille. Un homme sans nom (et sans valises) qui devient le premier vecteur tragique, bientôt relayé par Marian, la femme de ménage puis enfin par la guide spirituelle, qui fera disparaître Antia, la fille de Julieta. Lignes tragiques qui ne font que renforcer l’idée de la culpabilité, de la responsabilité de la mort. Tragiques parce que mystérieuses. C’est plein de creux partout : Le vrai pourquoi du comment de la disparition soudaine d’Antia ; Une relation amoureuse adolescente Béa/Antia qui semble avoir existé sans qu’on en soit certains ; Le passé aussi secret que tumultueux de Xoan. Du creux passionnant en ce sens qu’il n’a qu’un dessein : Nous convier à fusionner avec Julieta.
La temporalité devient cette donnée abstraite, fragile. D’étranges passerelles se succèdent : un appartement voisin, un terrain de basket, la symbolique de la mer (Thalassa et Pontos), une lettre, la noyade et dans un raccord-serviette de magicien, une idée de cinéma absolument géniale, l’actrice qui jouait Julieta jeune s’efface et le visage vieilli apparait, lorsque Antia s’occupe de sa mère. Ce pourrait être cruel et dépressionnaire mais c’est pourtant l’instant qui marque sa renaissance, celle qu’elle deviendra, une femme à jamais rongée par la culpabilité mais qui va choisir d’y faire face, lui permettant alors d’affronter l’évaporation de sa fille et de refaire sa vie avec Lorenzo, l’homme qu’elle devait suivre au Portugal lors de son départ de Madrid, au présent.
Dans cette temporalité aussi compactée que pouvait l’être celle d’Imitation of life, de Douglas Sirk, embrassant forcément les naissances et les morts, Julieta devient le manifestes des mères meurtries renfermant les disparitions et les douleurs éternelles. Que le film parvienne à ce niveau tragique tout en contant l’histoire d’un retour à la vie comme il est aussi celui d’Almodovar, le rend aussi vertigineux que bouleversant.