Comme une grande montagne.
Kagemusha, c'était bien le Kurosawa que j'avais le plus envie de voir. Alors quand ma bien-aimée m'en a fait cadeau après être revenue de Paris, je ne pouvais que sauter de joie et enfourner la galette. Déjà familier de l'époque Sengoku qui a vu de nombreux clans naître et périr au nom de l'unification du Japon, j'ai pu pleinement apprécier les rapports et caractères des différents chefs de clan que sont Takeda, Nobunaga et Tokugawa.
Mais le film porte surtout sur Shingen, sa mort et le sentiment d'incertitude qui en résulte. Si le film n'est pas d'une acuité historique folle, c'est pour servir le récit de ce Kagemusha, le double de Shingen, tous deux joués par Tatsuya Nakadai. Une seule scène les unira d'ailleurs, le long plan fixe qui démarre le film, où l'opposition de caractères entre les deux intéressés s'expose déjà, en jetant un sentiment d'inquiétude sur la capacité du double à représenter son glorieux seigneur.
Le Kagemusha doit alors endosser ce rôle périlleux, et se prend d'un regain patriotique qui ne le quittera plus. Le sentiment d'être à la tête du clan Takeda et d'être confronté aux dangers d'une révélation lui permettent d'évoluer, alors même que les conseillers le considèreront toujours comme un vaurien, le laissant partir comme tel quand la supercherie est démasquée, mais en éprouvant tout de même de la compassion et du respect pour cet homme qui n'aura été qu'un instrument pour tromper les ennemis.
L'influence post-mortem de Shingen a énormément d'importance et permet à l'Ombre de s'imprégner du rôle jusqu'à en oublier qui il était. Trois ans à jouer au seigneur, puis relâché, il n'a alors d'yeux que pour le clan, et pleure de le voir s'écrouler sous ses yeux à la bataille de Nagashino, mené par le trop prévisible Katsuyori Takeda. Dans un ultime effort, l'Ombre dédie sa vie au défunt seigneur, la Montagne Shingen, en s'élançant seul contre l'armée ennemie dans son habit blanc d'homme de peu, mais avec toute l'admiration qu'il porte à sa Lumière. Il meurt en dérivant le long d'un cours d'eau, en passant à côté du drapeau Takeda, mettant un terme à ce clan légendaire à qui même les adversaires devaient leur respect.
Mais les intentions du film ne s'arrêtent pas là. Kurosawa en profite ici pour montrer sa merveilleuse maîtrise des couleurs, lui qui a pourtant eu sa période faste dans les décénnies de 40 à 60. Mais l'on a droit à de magnifiques plans de batailles où les drapeaux des différents bataillons des Takeda flottent au vent, donnant un côté plus esthétique et moins violent de la guerre. Pour débuter la bataille de Nagashino, quoi de mieux qu'un plan somptueux sur les rives japonaises, montrant un arc-en-ciel, symbole de Shingen et ses quatre couleurs, au-dessus des vagues hautes d'une mer agitée ?
Kurosawa en profite aussi pour exprimer toute sa sympathie envers les occidentaux, plaçant ça et là des allusions à notre culture, comme le vin ou la religion catholique qui tenta vainement de se développer à cette époque via la tolérance des Date. De même ,la forte présence des fusils importés d'Occident rappelle le changement radical que les européens ont eu sur la pratique de la guerre au Japon, avec une fantastique maîtrise du son des armes à feu de Nobunaga lorsqu'elles arrêtent les armées de Takeda, ponctuées d'un montage parfait. Mais il n'oublie pas ses racines premières en nous offrant une scène de Nô improvisé par le seigneur Nobunaga, montrant alors son respect pour le défunt maître de stratégie mais aussi la fin d'une ère. De la même façon Tokugawa n'aura de cesse de répéter qu'il ne pourrait se réjouir de la nouvelle selon laquelle Shingen serait mort, même si ses obligations lui imposent de s'en assurer pour le bon déroulement de la guerre.
Je terminerai en disant m'être extasié au son de la musique formidable qui jalonne le film, sachant se montrer discrète mais aussi proposer des thèmes magnifiques, lors de la bataille finale ou de la démonstration de la ressemblance du Kagemusha avec Shingen en face de ses gardes et de ses pages, les forçant au respect.
Kagemusha est une vive réussite et montre que filmer la guerre en étant sobre, élégant, vif et esthétique, c'est possible.