Kaili Blues
7.1
Kaili Blues

Film de Bì Gàn (2015)

La mémoire est une prison à ciel ouvert

(La critique se concentre davantage sur Un grand voyage vers la nuit).

Les deux films sont voisins. Ils vivent dans la même région et bénéficient du même climat et des mêmes ressources. Mais les plans d'étage sont différents. Les gens qui y vivent sont différents et leurs histoires le sont aussi. Alors que je visitais une maison, une autre porte s'est ouverte et son hôtesse m'a demandé de la visiter également ; alors je suis entré et je suis devenu un invité dans cette autre maison. Bi Gan

Il a fallu attendre 3 ans avant que la porte de la maison voisine s'ouvre, 3 ans pour visiter cette deuxième maison. Lorsqu'on découvre Kaili Blues et Un grand voyage vers la nuit le temps devient si relatif, si imbriqué que 3 ans se transforme en quelques minutes. Les paroles de Bi Gan nous donne la sensation que les deux maisons sont contiguës et forment une maison à part entière en construction constante. Plusieurs maisons dans une maison, Bi Gan parvient-il à les faire interagir ? Si oui, comment les fait-il interagir ? De cette interaction peut-on y voir naitre une troisième maison, elle aussi intriquée ?

Difficile de répondre par une affirmation ou une négation tant tout tient sur un fil de rasoir. Une chose est sûre, Bi Gan va sortir un troisième film qui se nommera Resurrection et l'affiche (temporaire ?) / nom du film nous permettent de spéculer à la fois sur la nature du prochain film tout en repensant les deux films. Nous voyons sur l'affiche une femme assise de dos dans un champ vaste et plat, elle est dans une position que je qualifierais d'étonnement, d'incertitude et d'inquiétude, elle contemple les débris d'un objet qu'on ne peut identifier. Il s'agit d'une référence au tableau Christina’s World d'Andrew Wyeth sorti en 1948. Si on s'intéresse au contexte du tableau, nous savons que la femme est inspirée de la voisine de l'artiste. Sa voisine est atteinte d'une polyneuropathie : ses jambes sont paralysées.

Chritina n’a jamais utilisé de fauteuil roulant, préférant ramper autour de sa maison.(Médecine des Arts®, Diagnostic d'une œuvre d'art, le tableau Christina’s World).

La prépondérance de la terre chez Wyeth ajoute un sentiment paradoxale de quiétude et d'étrangeté. Des perspectives déformées qui désarçonnent le personnage, mais c'est parce que la terre est vaste et que nous sommes en contact avec celle-ci que l'on y trouve malgré tout un certain réconfort. Et c'est peut-être ce qu'a dû ressentir Christina Olson lorsqu'elle rampait dans le champ. Et c'est peut-être ce que l'on ressent lorsque nous habitons dans une petite ville au climat subtropical humide comme Kaili, province du Guizhou, à fortiori Bi Gan, lui qui peut constater la modernisation de sa ville qui ne cesse de s'industrialiser et s'urbaniser mais dans laquelle on peut encore y trouver des coins de ressource naturelle comme des zones montagneuses, de belles rivières ... et lorsque nous n'avons plus aucune zone naturelle alors on essaye de se réconforter avec ce qui a été souillé et cela donne cette fascinante scène du tunnel dans Un grand voyage, les scènes de train dans Kaili Blues ...

So when my friends come to visit Kaili, they feel like I lied to them about what Kaili looks like. I mean, what you see on screen is a dream version loosely based on memories. — Oh damn. Really? That's disappointing. — Yeah I lied to you with my films. (Floating world 11/04/2019)

dira Bi Gan à son interviewer. Le mensonge est nécessaire et ne doit pas être vu comme une forme d'entrave ou de trahison pour le spectateur, en réalité ces images fictionnelles inspirées de la mémoire de Bi Gan ne sont pas moins vraies que ce que devient Kaili, elles le sont peut-être même plus dans la mesure où le sens que nous octroyons à ces images fictionnelles, auxquelles sont liées un ensemble d'affects précieux (de l'enfance notamment), dépassent sans mesure la croyance (si croyance il y a ...) qu'ont les habitants de Kaili pour la transformation sociale, économique, architecturale de leur ville vers quelque chose de plus moderne et industriel, une résistance par l'acte créatif qui rehausse un espace banalisé, uniformisé. Dans la fiction de Bi Gan tout commence ou plutôt tout recommence depuis ou dans la prison que ce soit à travers ses conséquences (Kaili Blues) qu'à l'intérieur même de celle-ci sans même qu'on s'en rende compte (Un Grand Voyage vers la nuit). On pense immédiatement à Lost Highway, une des grandes sources d'inspiration pour Bi Gan, où tout commence et se termine dans une cellule. Comme s'il fallait nécessairement qu'on entrave Bi Gan pour qu'il puisse mieux projeter son esprit, sauf qu'en réalité cette entrave est innée, il n'y a pas d'agent concret qui prive Bi Gan de sa liberté. La prison opère ainsi un ou des symboles, mais des symboles toujours en mouvement, diffus, centrifuges jamais immuables ou pour le dire autrement des symboles qui nous laissent sur une ou des questions ouvertes : la prison est-elle perçue comme une allégorie de la mémoire ? Dans ses deux films, la prison n'est jamais vraiment visible, elle est là sans être là. La prison chez Bi Gan est aussi transparente que sa mémoire. Pourtant nous ne ressentons pas vraiment le poids carcéral dans ses films qui nous paraissent plutôt assez légers. C'est parce qu'à l'instar de l'espace filmé en plan-séquence d'Un Grand voyage vers la nuit, la mémoire est une prison à ciel ouvert qui concentre toute l'énergie avant de relâcher les flux dans des directions tous azimuts, c'est en partie la raison formelle de l'éclatement scénaristique. La prison se transforme même en un terrain de jeu, en témoigne ce jouet d'Un Grand voyage, cette camionnette télécommandée qui, au-delà de produire des échos indicibles (comme celui où Luo Hongwu, avant de repartir avec son camion, retrouve en prison une dame ayant côtoyé la femme qui l'obsède), fait figure d'image primitive de l'enfance. La contre-plongée sur la camionnette est précédée par Luo Hongwu contemplatif devant une brèche, attiré par cette fête chatoyante, il y projette d'innombrable flux. Mais cette brèche fantasmée sera aussitôt clôturée (elle le sera un peu plus tard, mais le saut ne peut quand même pas être effectué) comme s'il nous manquait quelque chose pour faire le grand saut, une clé : la camionnette se dirige vers cette femme ressemblant étrangement à celle qu'il désirait de revoir depuis tant d'années. L'envol est désormais possible, initié par le tournoiement d'une raquette de ping pong, exauçant le conseil de l'enfant « jeune chat », rencontré un peu plus tôt, que Luo Hongwu ne croyait pas. La mémoire est donc paradoxale, elle nous entrave autant qu'elle nous libère. Mais la mémoire est aussi perçue comme un chantier chez Bi Gan, en constante modulation à l'image des maisons enchevêtrées susmentionnées, de la prison réaménagée d'Un grand voyage ou de l'espèce de débris (qui fait penser à ceux d'un avion) que contemple la femme incarnant Christina Olson, des maisons dans une maison virevoltante :

Un soir, j'ai entendu l'homme dire à la femme qu'une incantation pouvait faire tournoyer la maison. Tu y crois ?

demande Luo Hongwu à cette femme qui ressemble étrangement à celle qui ressurgit dans ses rêves. L'onirisme est patent chez Bi Gan, Lynch faisant partie de ceux qu'il chérit (bien que l'influence directe provienne de Paul Celan), il reprend la même structure formelle : une première partie composée de plusieurs temporalités imbriquées de sorte à ce qu'on perde le fil scénaristique puis une deuxième partie plus linéaire mais qui n'est pas plus intelligible ou du moins tout aussi déstabilisante. Naturellement, réduire Bi Gan à un cinéaste du rêve serait non seulement dégradant pour lui en tant qu'artiste que pour le critique devenu étriqué. Le rêve chez Bi Gan, au delà de prendre l'aspect d'un doux voyage où tout semble possible, comporte des éléments esthétiques qui le complexifient. Pour commencer Bi Gan cherche à briser toute piste qui permettrait de reconnaitre aisément la nature d'un plan, s'agit-il d'un souvenir ? D'un rêve ? De l'instant présent ? D'une projection ? Ou de tout à la fois ? Cela semble impossible et pourtant la transition entre la première et la deuxième partie nous prouve le contraire. Cette transition s'impose parmi les plus grandes fulgurances poétiques de Bi Gan : Luo Hongwu prépare avec son amante Wan Qiwen l'assassinat de Zuo Hongyuan, le chef d'une triade duquel Wan Qiwen tente de fuir. Luo Hongwu s'infiltre dans un cinéma, juste derrière Zuo Hongyuan, il doit tirer au même moment que le tueur du film :

Les spectateurs croiront que c'est dans la bande-son.

Le plan suivant nous voyons Luo Hongwu proche des prostitués et d'un cinéma, l'une d'entre elles affirment que Wan Qiwen se trouve surement dans le cinéma, à l'intérieur Luo Hongwu enfile une paire de lunette 3D et regarde un film dans une position somnolente, fondu au noir et tel un écran titre d'un jeu vidéo apparait l'intitulé du film puis on bascule en vue troisième personne avec Luo Hongwu qui s'avance à l'intérieur d'un tunnel/grotte avant de rencontrer, caché, un enfant se dénommant « jeune chat ». Celui-ci le met au défi de le battre au ping pong, s'il le bat alors il l'autorisera à sortir du tunnel. Nous retrouvons à plusieurs reprises le motif du jeu de manière plus ou moins implicite comme pour mettre l'accent sur la légèreté des situations mais sans toutefois perdre la tension funèbre qui parcourt cette transition. Lorsque le personnage traverse la grotte à l'aide d'une draisine le spectateur n'est pas sans savoir qu'il est en train de reproduire le même cheminement que l'ami assassiné de Luo Hongwu appelé Wildcat (assassiné par une triade, le corps dans un wagonnet jeté dans une grotte) et qu'on retrouvera sous une forme différente avec « jeune chat ». Mais si nous marchons sur les pas d'une personne décédée, c'est peut-être parce que nous aussi nous sommes en train de mourir ? Voila que Bi Gan décide d'explorer une dimension temporelle insoupçonnée jusqu'ici : l'expérience de mort imminente (EMI). Que s'est-il réellement passé ? Luo Hongwu est-il mort ? Il semble que non puisque nous avons la preuve qu'après la tentative d'assassinat de Zuo Hongyuan il est toujours vivant et à la recherche de Wan Qiwen. Ainsi le plan-séquence de quasi 1h est bel et bien une EMI. Nous pouvons déduire que Luo Hongwu s'est fait prendre à son propre piège et a dû être grièvement blessé. Ainsi tout ce qu'il y a dans le plan-séquence est le fruit de la mémoire ou de l'imagination de Luo Hongwu. À partir de là, tout est possible, il se peut que cette EMI reconstitue un événement vécu ou des événements vécus, tout comme elle pourrait reconstituer un ou des événement(s) vécu(s) avec des situations purement imaginaires ou qu'elle ne soit que imaginaire, on peut même aller plus loin et y voir une forme de rêve prémonitoire. Si l'hypothèse de l'EMI semble alléchante et cohérente, Bi Gan sédimente une énième dimension spatio-temporelle, celui du champs cinématographique. En effet l'unique plan-séquence est précédé par Luo Hongwu qui s’assoit dans un cinéma pour regarder un film qui est le reflet de sa propre vie. Mais la dimension temporelle cinématographique ne s'arrête pas à un simple parallélisme, en effet Bi Gan parsème dans tout le film des références/échos à des œuvres cinématographiques plus ou moins implicites avec un degré d’ampleur : du simple objet référentiel à de longs mouvements formant une architecture à part entière. Dans la première partie du film, une des scènes qui nous sautent aux yeux c'est la scène du verre d'eau : Luo Hongwu et Wan Qiwen sont menacés par le chef de la triade, ils doivent fuir, nous entendons le train passer et celui-ci fait trembler le verre d'eau jusqu'à le faire basculer de la table, mais nous ne voyons pas les conséquences de cette chute – à cause d'une soudaine coupe franche – à savoir la brisure du verre (ce détail a son importance, mais nous y reviendrons). Difficile de ne pas y voir le plan final de Stalker d'Andreï Tarkovski qui garde toujours son interprétation bivalente et met en jeu la foi du spectateur : voit-on un verre bouger et se briser à cause du train ou la manifestation du pouvoir télékinétique de la fille du stalker ? Naturellement on se demande si la scène du verre dans Un grand voyage vers la nuit dépasse son simple statut de référence, si oui quelle lecture apporte-t-elle à l'égard de Stalker et de son film ? Il me semble que la réponse se cache précisément dans cette coupe franche.

Et puis il y a aussi cette moiteur qui imprègne la plupart des scènes. On m'en fait souvent la remarque mais je n'aurais su dire d'où ça me venait, jusqu'à ce que j'en parle à ma mère, qui m'a dit : "Tu te souviens de là où tu habitais enfant ? Non ? On vivait dans cette maison voisine d'un bain public, où toutes les pièces étaient très humides." Et c'est peut-être pourquoi le monde, les intérieurs, les acteurs se doivent d'être ruisselants, c'est ce qui évoque à mon esprit et à mon cœur une forme de cocon sécurisant. (Bi Gan, Libération).

Que ce soit dans Stalker ou Un grand voyage, un sentiment de chaos imminent se fait ressentir, mais Bi Gan aurait pu montrer ou laisser le son du verre qui se brise mais à la place il prolonge la foi tarkovskienne : plutôt que de montrer les débris du contenant et l'éparpillement du contenu représentant l'essence même du cinéma de Bi Gan, il préfère garder le verre intact en le suspendant dans le temps par le biais du montage qui sollicite le hors-champ. Ce verre d'eau est plus qu'un verre d'eau, c'est le fluide qui relie les individus, qui relie les relations de Bi Gan depuis son enfance. C'est la raison pour laquelle, malgré le chaos ambiant et une potentielle séparation avec la femme de sa vie, Bi Gan sauve in extremis ce qui pour lui est inestimable, ce qui permet à Luo Hongwu de se souvenir, de rêver. Mais cette coupe franche ressurgira et prendra cette fois une tournure funeste – elle apparait juste après que sa mère lui annonce qu'il n'y a pas d'eau – on y voit le corps sans vie de Wildcat dans un wagonnet poussé au fond d'une grotte. Fort heureusement sa mère parvient quand même à trouver une solution et nous avons un insert sur un verre d'eau dans lequel elle mélange son doux miel. Poussons plus loin notre dimension cinématographique pour quitter le simple objet référentiel : nous venons d'évoquer la suspension du temps, si nous restons chez Tarkovski, la suspension du temps entraîne nécessairement la lévitation. Celle-ci est constamment présente dans son cinéma que ce soit la lévitation de Terekhova dans une image-rêve du Miroir, la lévitation d'Alexander initiée par Maria dans Le Sacrifice ... Elle a pour objectif d'extraire, transcender momentanément l'homme de sa condition matérielle, toujours pris dans des guerres inutiles, des vices qui l'anéantissent pour lui redonner un nouveau souffle, lui redonner un court instant un sentiment de liberté. Dans la deuxième partie d'Un grand voyage, lorsque Luo Hongwu bat Jeune chat (une réincarnation ou un fantôme de Wildcat ?) au ping pong celui-ci l'emmène à une tyrolienne, il lui propose aussi une alternative absurde : s'envoler grâce à sa raquette de ping pong qu'il lui offre. Si Luo Hongwu préfère prendre la tyrolienne, nous savons plus tard qu'il fera le fameux grand saut. À deux reprises le personnage prend son envol (en travelling aérien) grâce à un enfant qui nous rappelle fortement le défunt Wildcat : Un mort qui permet à un homme mourant de prendre son envol, de le sauver. Mais cet enfant peut aussi être le fils qu'il aurait pu avoir de Wan Qiwen avant qu'il apprenne d'un patron qu'elle serait stérile. Bi Gan est aussi naïf qu'Andreï Tarkovski si ce n'est plus car il a envie de croire à l'éternité, tout le cinéma de Tarkovski est basé sur la recherche de cet état idéaliste dans toutes les formes que recèle la vie. Il en va de même pour Bi Gan, à défaut du chignon en forme de spirale de Kim Novak qu'on retrouve chez Terekhova dans le Miroir, le cinéaste chinois reprend le motif hitchcockien en l'incarnant dans les mouvements de Luo Hongwu durant tout le plan-séquence comme s'il marchait dans le chignon des muses de ses mentors. La trajectoire en spirale s'achève lorsque Luo Hongwu, après que l'étrange Wan Qiwen ait reçu une montre de sa part et elle lui ait offert un cierge magique qu'il allume aussitôt, entre dans un cabanon et réalise l'incantation de la maison tournoyante. La caméra se détache des personnages, redevenue libre, elle reste un instant fixée sur le cierge magique censé être éteint depuis un moment ... Fin du film. Ce sont dans les choses les plus éphémères de la vie que Bi Gan dévoile leur substance éternelle.

Chang Ta-chun relève ce qui peut paraitre à première vue une contradiction formelle ou du moins un parti pris esthétique peu conventionnel :

Est-ce que notre rêve consiste en un plan ? Au contraire [...]. Le rêve est censé être fragmenté, sans qu’il y ait entre les épisodes une logique claire, mais [Bi Gan] résout le tout en un seul plan. [...] Il traite le rêve avec le procédé de la conscience. (Chang Ta-chun dans 107cine 2019).

En ce sens, Bi Gan a beau reprendre une structure globale assez similaire à celle de Lynch, dans sa représentation formelle des rêves il s'en distingue absolument pour se rapprocher cette fois-ci d'un écrivain :

Une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve. [...] tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. (À la recherche du temps perdu).

Tout comme Proust, Bi Gan pose un regard tendre et consciencieux, il cherche à être en pleine possession de ses moyens, à jouir de toutes ses facultés physiques et intellectuelles d'où le choix de cet unique plan-séquence qui cristallise le passé, présent, future. Difficile de ne pas faire un rapprochement de l'introduction d'À la Recherche avec celle d'Un grand voyage qui est virevoltante par son panoramique verticalement circulaire et où Luo Hongwu prononce :

Dès que je la voyais, je savais qu'une fois encore, je rêvais. Et dès qu'on sait que l'on rêve, l'âme s'échappe du corps. Parfois, on peut même s'envoler. Dans ce rêve, je me pose des questions. Mon corps est-il composé d'hydrogène ? Si c'est le cas, mes souvenirs sont faits de pierre.

Finalement, il n'est pas si surprenant que Bi Gan décide de se tourner du côté de la science-fiction pour son troisième film Resurrection. Bi Gan s'inscrit parfaitement dans une conception image-temps du cinéma. Et l'affiche de son troisième film ne fait que prolonger cette idée en revenant aux fondements même de cette conception de manière métaphorique. Cette femme qui représente Christina Olson nous rappelle indirectement James Stewart de Fenêtre sur cour, figure précurseure et emblématique de l'image-temps théorisée par Deleuze. Les deux sont atteints d'un handicap moteur, ils ne peuvent plus exercer une succession d'action, leur mouvement est réduit au strict minimum, ils deviennent donc spectateur de ce qui se déroule devant eux. Deleuze parlait de « crise de l'image-action » qu'il attribuait à la Seconde Guerre mondiale (idée plaisante mais bien trop hâtive et fragile). Et cette crise a, par conséquent, fait basculer le cinéma dans une tout autre conception que celle que nous connaissions. Au lieu d'avoir de petits ensembles (suite de situations qui doivent être résolues) qui ont pour objectif de résoudre le grand ensemble (le problème principal du film), on se focalise désormais sur la dimension optique et sonore du personnage, sa dimension perceptive au détriment des actions qu'il est censé accomplir et aboutir à une morale. Dès lors en se tournant vers la SF, Bi Gan espère peut-être renouer avec ce qui a été brisé. Veut-il sortir de cet état cristallin où l'ensemble des temporalités s’entremêlent afin d'affirmer l'instant présent de la même manière que Kitano dans Hana-bi ? Est-ce la technologie qui permettrait cette « resurrection » ? Ou est-ce qu'au contraire cette « resurrection » ne peut se faire qu'en s'émancipant de la technologie ? Ce qui implique que l'état cristallin ne pose pas de problème au contraire et que c'est précisément la technologie qui l'entrave. Mais avant de se poser autant de questions, nous devrions savoir quel rôle joue la technologie dans le troisième film de Bi Gan, pour peu qu'elle soit présente.

Ivan_
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le 19 août 2024

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