Ce qui se fait de mieux dans le monde capitaliste de l'influence

Je trouve les retours critiques à l’égard de ce docu beaucoup trop sévères, voire de mauvaise fois lorsque j’en entends certains le qualifier de « vlog Youtube » qui n’aurait pas sa place au cinéma ou je ne sais quoi. Ayons au moins l’honnêteté de reconnaître que le film a une vraie gueule de documentaire, qu’il est parfaitement réussi sur le plan technique comme narratif, et que ses majestueux paysages de montagnes enneigées justifient à eux seuls une diffusion sur grand écran. Il aurait même pu bénéficier d’une sortie en salle classique, au lieu de se servir du cinéma comme simple vitrine promotionnelle, ce que font régulièrement les films de plateforme aux États-Unis. Mais ceci est une autre histoire.


En soit, le film est assez plaisant à suivre. L’histoire d’un mec ordinaire qui décide de gravir l’Everest alors qu’il n’est pas en bonne condition physique et n’a aucune connaissance en alpinisme, ça fait d’emblée un story-telling imparable. Et j’aurais d’ailleurs souhaité que l’on s’attarde un peu plus sur son apprentissage ou sa transformation physique. J'aurais aimé le voir galérer à changer ses habitudes, retenir des notions qui lui sont étrangères ou multiplier les erreurs de débutants par lesquelles on est tous passé en commençant un nouveau sport. Cette phase est rapidement éludée par le montage, donnant la sensation qu’Inoxtag s’est finalement très vite familiarisé avec cet univers dont il ignorait pourtant tout au départ. C’est peut-être bien le cas, mais cela n’aide pas à se prendre d’empathie pour le Youtubeur, ou à donner la sensation de réellement suivre sa progression pas à pas.


Et c’est d’autant plus dommage que toute la première partie est justement assez ennuyeuse, car dépourvu d’enjeux, de péripéties ou même d’informations sur la pratique de l’alpinisme qui, là encore, nous aurait fait découvrir ce monde avec Inoxtag. Au final, Kaizen ne m’a agrippé qu’à partir de l’avant dernière ascension, lorsque l’expédition se voit compromise par une épidémie de covid, frappant un à un les membres de l’équipe. Peu importe ce que l’on pense de l’influenceur pour lequel je n’ai jamais eu la moindre sympathie. A ce stade, on ne peut s’empêcher de compatir à sa détresse, tant il semble physiquement et mentalement atteint par ce coup du sort. On se surprend à avoir peur que ces alpinistes puissent repartir bredouille, après tous les efforts accomplis et les milliers de kilomètres parcourus. C’est cette crainte qui crée un enjeu suffisamment fort pour nous donner envie de les voir réussir. D’où la satisfaction ressentie une fois l’impossible réalisé.


Il en sera de même pour la partie en Himalaya, où l’on suivra bien cette fois-ci pas à pas l’ascension de l’Evrest comme su nous étions ; savourant chaque avancée, soufflant à chaque contretemps, frissonnant à tous les dangers potentiels, jusqu’à la réussite d’Inoxtag et à son émotion très communicative une fois arrivé au sommet du mont.


Alors bien sûr, à une époque où le toit du monde subit de plein fouet les conséquences de son attractivité touristique, il est légitime de se questionner sur l’intérêt de la démarche, ou de pointer le niveau de pollution qu’a pu engendrer la concrétisation d’un tel projet. Et ces problématiques ont beau être évoqué au cours du documentaire, jamais elles ne seront traitées outre mesure. Elles sont surtout là pour acter le fait qu’Inox est à l’écoute de ses détracteurs, mais sans remettre en question son travail pour autant. Du pur macronisme en somme.


Et même temps (comme dirait l’autre) à quoi vous attendiez-vous ? On parle d’Inoxtag, un jeune influenceur totalement dépolitisé et à la botte de Webmedia, qui reconnaît lui-même s’être lancé dans cette aventure pour se dépasser et faire parler de lui. Cette ascension est avant tout une bataille de gagner dans la grande guerre de l’attention, à laquelle se livre les plus gros youtubeurs depuis plusieurs années. Inoxtag sert avant toute chose ses propres intérêts. Tout le reste n’est qu’emballage promotionnel n soigneusement rédigé par une agence de com.


Le lien parasocial que nous entretenons avec ces célébrités du web, ne doit pas nous faire perdre de vue que, ce sont par nature, des panneaux publicitaires comme les autres. Rien ne distingue fondamentalement une chaîne de télévision vendant notre temps de cerveau disponible à Coca Cola, et une chaîne Youtube vendant notre temps d’attention à Nike, Deezer, ou les produits laitiers. Surtout lorsque l’on fait plus d’audience que les meilleurs programmes de TF1. 26 millions de vues en 5 jours tout de même !


Dans ces conditions, comment s’étonner que Kaizen ressemble effectivement à un produit bien huilé, regorgeant de publicités plus ou moins déguisées, et prônant le sempiternel mythe de l’entrepreneur parti de rien qui arrive à soulever des montagnes par la seule force de sa volonté ? La réalité sociale du monde n’a pas réussi à tuer la légende du rêve américain, elle se transmet toujours de pays en pays, de média en média, et de génération en génération.


Vous me trouvez cynique ? Mais je ne fais que vous décrire le monde de l’influence, tel qu’il se présente aujourd’hui. Voilà ce qui arrive quand on laisse le capitalisme et la société de consommation s’emparer d’un média alternatif prometteur comme internet. Kaizen, c’est l’aboutissement d’une décennie de passivité à l’égard de la monétisation, des placements de produits ou de la rétention d’attention qui se sont petit à petits généralisés sur Youtube, Tiktok ou Instagram. Pur produit de son temps et de son milieu. Et le pire, c'est que c'est probablement qui peut se faire de mieux dans ce petit monde capitaliste de l’influence.


Qu’on se comprenne bien. J’apprécie le documentaire pour ce qu’il a à m’offrir et je ne demande pas à Inoxtag d’être autre chose que ce qu’il est. Mais je suis tout de même satisfait de voir que le narratif du petit youtubeur soi-disant parti de rien et qu’on devrait célébrer pour avoir réaliser son caprice de riche avec tous les moyens de sa société à sa disposition ; ben c’est quelque chose qui ne passe plus aussi bien chez une large partie du public. Et tant mieux, parce qu’on était pas nombreux à critiquer cette idéologie lors du GP Explorer de Squeezie en 2022.

Alfred Tordu

Écrit par

D'autres avis sur Kaizen - Un an pour gravir l'Everest

Kaizen - Un an pour gravir l'Everest
Eussoudore
3

Le grand film de notre génération

Avec ce film, Inox jette sous nos yeux l'image de notre génération. Ce n'est pas un documentaire sur l'Everest, c'est un documentaire sur Inox. Il ne se filme pas parce qu'il gravit l'Everest : il...

il y a 5 jours

34 j'aime

1

Kaizen - Un an pour gravir l'Everest
LanaDelKhey
1

Un film vide pour 2h30 de délire mégalomaniaque

J'ai perdu quelques heures précieuses de ma vie à regarder, comment tant d'autres infortunés, les délires mégalomaniaques d'Inoxtag, et je ne me souviens pas qu'il ait cité une parole en dehors de...

il y a 4 jours

29 j'aime

10

Kaizen - Un an pour gravir l'Everest
Zebre39
6

Critique de Kaizen - Un an pour gravir l'Everest par Zebre39

Je ne connaissais pas Inoxtag, ce sont mes deux fils qui m'ont convaincu d'aller avec eux au cinéma voir ce film documentaire. Je suis donc arrivé vierge devant ce film et cela m'a permis d'être...

il y a 6 jours

29 j'aime

4

Du même critique

Pourquoi j'ai Raison et vous avez Tort
AlfredTordu
10

Où en est ma relation avec Dudu ?

Cela fait presque 1 an maintenant que les émissions web sont "tolérées" sur le site et bizarrement l'une des premières à avoir été ajouté en toute légalité est aussi l'un des web-shows les plus...

le 14 mars 2015

71 j'aime

49

Le Cinéma de Durendal
AlfredTordu
6

Pourquoi tant de haine ?

Très cher Moizi. Ma démarche va te paraître surement prétentieuse et méchante. Tu vas te demander pourquoi sur le nombre conséquent de personnes qui ont crachés plus que de raisons sur le travail de...

le 2 mai 2014

66 j'aime

49

Réalité
AlfredTordu
3

J'aurais préféré voir Waves.

Fan inconditionnel de Dupieux depuis son premier film, j'attendais impatiemment de voir son dernier né afin de pouvoir y retrouver le même univers décalé, original, fun et hilarant de ses précédentes...

le 20 févr. 2015

60 j'aime

14