D'emblée notre position de spectateur n'est que résultative : pas de place pour les explications préliminaires. William Keane a perdu sa fille, six mois plus tôt dans le métro de New-york, et erre à sa recherche, à moitié fou, dans le dédale des rues. Au détour d'un appel téléphonique à son ex-compagne (déjà sans visage), un simple plan figure le délabrement d'un bonheur d'une vie de famille rendu avant rétrospectif, imaginaire, après, sans avenir. Esquisse rapide d'un début et d'une fin : pas besoin, par ailleurs, de trop en dire, c'est le visage de Keane qui dit le reste... Oscillations d'une vie qui erre, "sur les bords", qui sombre, lutte et cherche en vain la libération jusqu'à en crever presque littéralement sur place de culpabilité... Coupable-innocent, démembré, marginalisé, déjà fou : Keane, cette vie qui palpite et se déchire devant nous, une vie où désespoir, culpabilité, espoir et envie sont remués et charriés dans un bain de folie.

Et nous, spectateurs accrochés, investis, portant presque Keane sur notre dos, que n'espère-t-on encore son état de santé remédiable... On calcule la possibilité d'un bonheur encore faisable, sa petite fille retrouvée, et son état de ruine interne passager seulement, et d'autres belles journées possibles encore... La rencontre avec la fille de sa voisine apportera un peu d'espoir, mais restera double, déceptive : à la fois plaisir de tenir un rôle de perdu de père, et incarnation, au sens propre, d'un manque, d'une perte. Si bien que Wiliam Keane est toujours sur le fil : on voudrait lui faire confiance et croire à sa capacité d'être encore père, mais doute et peur s'installent, à regret, parce qu'il se noie et que l'épreuve - la torture- endurée l'a déjà presque désarticulé et mené sur des terrains trop irrationnels. Cette relation avec la petite fille (qui prend la place de la vraie en criant son absence) est un topos bien traité qui évite le danger de se diluer dans un sentimentalisme ou une sorte d'optimisme vain : tout ne transpire ici que sang, larmes, et reste d'une intensité palpable et vraie. Au détour de deux plans, Lodge s'offre d'ailleurs le luxe d'un cut magnifique, prolepse ou le profil de Keane, dans la pénombre, est remplacé par la courbure même des traits du profil de la petite fille, le lendemain, en pleine lumière : un moment simple et magique.

Aussi, ne pas s'attendre à trop reprendre son souffle... Keane pèse son poids. Il nous entraine avec lui au fond de sa déchéance (qui, nous rendant affectivement captifs, nous happe jusqu'à la résolution du drame) au hasard des rues de New-york, dans une recherche que temps et ville ont muté en une obsession hallucinée, frénétique, allant presque jusqu'à lui en faire perdre son nom. Perdre son nom, c'est se savoir foutu, mort, effacé pour de bon : "Je suis K.E.A.N.E", épelera-t-il dans un moment de lucidité, entre alcool, sexe, sommeil et drogues. Un nom qui résonne comme une rare pierre d'achoppement dans le néant... L'interprétation de Damian Lewis est magistrale, aussi forte que la violence qui pèse sur Keane, cet écorché vif, ce plus-qu'en-enfer, cet homme captif de la grande ville dans sa dualité : purgatoire morbide où tout visage croisé est promesse de retrouvailles et en même temps témoignage criant d'un manque. Touchant, admirable.
Zaul
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le 17 sept. 2011

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Zaul

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