Une véritable expérience cinématographique ! Quinze ans avant l'ultime et imposant bloc filmique que représente Il est difficile d'être un Dieu Alexeï Guerman réalisait ce film de guerre hors du commun, plongée sordide dans le monde totalitaire du stalinisme, des goulags et des exactions médicales. Khroustaliov, ma voiture ! affiche une densité visuelle absolument prodigieuse qui - si elle manque parfois de lisibilité - transforme la projection en un authentique banquet pour les sens et pour l'esprit. Techniquement cette oeuvre est une incontestable pièce maîtresse, au même titre que le film testament de son auteur : plans-séquences d'une précision renversante, direction artistique foisonnante ou encore mise en relief des décors et des personnages. Guerman n'a pas son pareil pour mettre en valeur un accessoire, un acteur ou un paysage, et s'affirme sans difficultés comme un remarquable formaliste.
Construit en deux parties très distinctes Khroustaliov, ma voiture ! s'avère toutefois aussi nébuleux dans son écriture qu'il demeure virtuose dans sa forme. Les dialogues s'y enchaînent comme une succession d'apostrophes sans véritable fil conducteur, formant un laïus proprement incompréhensible voire incohérent... En outre cette bouillie verbale finit par s'apparenter à du bavardage, rendant l'ensemble très lourd et même exténuant sur la longueur, en dépit de son extraordinaire beauté formelle. On a bien du mal à discerner les liens qui unissent les différents personnages, ce qui définit leur situation et les différents espaces filmés. Pourtant si l'on accepte de perdre pied dans cette peinture décadente du soviétisme ( l'intrigue se déroule en 1953, année de la mort du petit père des peuples...) le visionnage devient réellement fascinant, faisant passer l'indigestion potentielle pour une délectation sensorielle.
Un tantinet plus limpide que le crépusculaire et apocalyptique Il est difficile d'être un Dieu cette épopée historique témoigne d'une maîtrise indiscutable, dérangeant parfois notre sens moral tout en se défiant de l'ordre établi. La seconde partie, dans laquelle l'essentiel du film se situe, demeure absolument sidérante de noirceur et de morbidité. A voir absolument d'une part comme un incontournable du cinéma russe, d'autre part comme une promenade cinématographique unique en son genre. Inoubliable.