Voilà un film qui occupe une place particulière dans la filmographie de Miyazaki. Au départ, Kiki la petite sorcière était une simple commande avant que le long-métrage, une fois achevé, ne tisse des liens avec ses oeuvres passées et futures. Un projet essentiellement composé de réécritures, de contraintes et d'indécision.
Kiki la petite sorcière a été distribué pour la première fois chez nous le 31 Mars 2004 mais il date de 1989. C'est durant cette année-là qu'il sort au Japon et devient le plus gros succès annuel du pays avec 2 600 000 entrées. Une bonne affaire pour le studio Ghibli. Et un succès nécessaire car à l'époque, même si cela paraît impensable aujourd'hui, la firme a dû faire face à de gros problèmes économiques. Certes, Le Tombeau des Lucioles (une autre production Ghibli, signée Isao Takahata) a très bien marché, mais pas assez cependant pour assurer à Ghibli sa stabilité. Et c'est bien dans cet objectif que Kiki la petite sorcière va voir le jour. S'il y a une chose à savoir, c'est donc celle là : Kiki... est avant tout un projet commercial, loin des oeuvres d'auteur personnelles qui font la gloire du studio et celle de Miyazaki. Ce qui, en toute logique, aurait dû simplifier les choses quant à sa confection. Au contraire : malgré sa vocation, le projet a été très difficile à concrétiser...
A l'origine Kiki la petite sorcière est un livre pour enfants et jeunes adolescents qui a pour titre "Le service de livraison de la sorcière", écrit en 1985 par Eiko Kanodo (une star de la littérature enfantine au Japon). Les droits du bouquin, quant à eux, sont détenus par la maison d'édition Konuma. Histoire d'être sûrs de ne pas rater leur coup, d'obtenir un film de qualité et d'attirer un large public en salles, Ghibli achète les droits d'adaptation à Konuma, l'éditeur exigeant en contrepartie que Hayao Miyazaki ou Isao Takahata en soit le réalisateur.
Pas de bol pour eux : même si Ghibli a besoin de renflouer les caisses, les deux cinéastes refusent ! C'est avec le soutien du patron de Ghibli, Toshio Suzuki, que Miyazaki et Takahata finiront par convaincre les dirigeants de Konuma que Kiki... peut très bien être réalisé par quelqu'un d'autre. Reste bien entendu à trouver la bonne personne, ce qui amène Miyazaki à se tourner vers un débutant nommé Sunao Katabuchi. Quant au scénario, il décidera d'en confier l'écriture à inconnu, Noboyuki Isshiki.
Le projet tient enfin ses deux éléments moteurs, Ghibli peut lancer le premier tour de manivelle. C'était sans compter sur Miyazaki, producteur bienveillant qui garde un oeil sur l'écriture du scénario...et le jugera rapidement médiocre, incapable de toucher le public concerné. Résultat : nous sommes en Avril 1988 et le scénariste se voit remercié par le réalisateur de Mon voisin Totoro, qui décide de prendre lui-même en charge l'écriture. Sans doute effrayé par le caractère autoritaire de Miyazaki, Katabuchi, le jeune réalisateur, abandonne son poste à peine un mois plus tard. C'est donc en Mai 1988 qu'Hayao Miyazaki se retrouve à écrire et réaliser un projet qu'il avait au départ refusé. La maison d'édition Konuma obtient ce qu'elle voulait au départ, ce qui rassure également les artistes et les techniciens de chez Ghibli, assurés de conserver leurs postes si le film est un succès.
Pour l'anecdote, dans ses jeunes années, Miyazaki consacrait beaucoup de temps à l'étude de la littérature enfantine, et il a déclaré avoir refusé la réalisation de Kiki la petite sorcière par peur de ne pas rendre justice au bouquin de Madame Eiko Kanodo. Une fois à la tête du projet, Miyazaki envisagera le long-métrage comme un film d'à peine 1h10. Mais le cinéaste eût tellement de nouvelles idées pendant l'écriture que le film atteindra finalement la durée d'1h38.
Dans cette optique, comment situer Kiki la petite sorcière dans l'oeuvre de Miyazaki ? A la lumière de sa genèse, et sachant que le film est l'un des plus sous-estimés de l'auteur, le plus évident serait de regarder comment il a été pensé et mis en forme pour séduire le public. Or, c'est certainement cet aspect là, cette franchise, cette simplicité apparente qui en font l'une des oeuvres les moins célébrées du maître. Grande injustice tant il a sans doute été jugé dans le mauvais sens, et ce pour deux raisons.
La première, c'est qu'il est sorti chez nous en 2004, soit deux ans après ce chef-d'oeuvre définitif qu'est Le Voyage de Chihiro, long-métrage qui a peut-être le plus contribué à la familiarisation du public français avec l'animation japonaise : enfants, adolescents, parents, grands-parents, cinéphiles, grand public... Chihiro est encore aujourd'hui un exemple édifiant de succès fédérateur. Un succès d'ailleurs si puissant qu'il initiera la vague de "ressorties" des films du cinéastes sur nos écrans. Le premier à en profiter ? Le Château dans le ciel (réalisé en 1986), qui ravage la rétine des spectateurs français en...Janvier 2003, soit moins d'un an après Chihiro ! Après ces deux coups d'éclat, dur de tenir la comparaison pour Kiki La petite sorcière, bien que la jeune-fille soit de douze ans l'aînée de Chihiro dans la filmo de leur créateur.
La seconde raison est à chercher dans les ambitions mêmes de Kiki la petite sorcière. Comme exposé plus haut, le long-métrage est avant tout un projet commercial qui ne cherche pas à masquer son statut : c'est le film le plus accessible de Miyazaki, et aussi l'un des plus frustrants pour ses "nouveaux" fans. Car là où Le Voyage de Chihiro, Le Château dans le ciel ou encore Princesse Mononoké proposaient des univers éloignés du réel, Kiki la petite sorcière va se montrer plus sage dans relation au merveilleux. Comprendre : c'est à la sorcière de faire ses preuves et de s'intégrer dans un coin de la civilisation, la sorcellerie étant d'emblée présentée comme un élément commun de la société.
Pas de monde merveilleux à explorer, de réalité alternative ou de bestiaire fantastique ici (hormis l'adorable chat parlant Jiji). En fait, Kiki la petite sorcière est même le miroir narratif du Voyage de Chihiro : là où Chihiro était une petite fille normale plongée dans un univers merveilleux, Kiki est un personnage merveilleux par essence qui se trouve plongé dans le monde réel. On est en droit de trouver la démarche plus naïve et moins stimulante, mais Kiki la petite sorcière demeure un très joli film, de ceux qu'on prend un peu plus de plaisir à redécouvrir à chaque vision, doublé d'un enchantement visuel.
Enfin, impossible de résister au plaisir de citer le grand Hayao, qui déclarait au sujet des personnages féminins qui jalonnent sa filmographie : "C'est ça qui m'intéresse : des femmes qui se construisent et ne le doivent qu'à elles-mêmes. Les femmes douces et effacées et attentives aux demandes des hommes sont peut-être bienvenues dans une société dominée par les hommes, mais ce n'est bénéfique ni pour ces sociétés, ni pour elles, ni pour les hommes". Kiki la petite sorcière, film mineur ? Peut-être, mais le plus grand d'entre tous les petits films, produit purement commercial devenu par la force des choses une oeuvre extrêmement personnelle, à laquelle Miyazaki apporta autant de soin qu'à ses travaux plus ambitieux.