Après un Irishman mélancolique en demi-teinte, Scorsese revient au sommet avec Killers of the Flower Moon et on ne peut que se réjouir de sa sortie en salles obscures, lui qui pendant un temps était annoncé uniquement en streaming. Le film déploie des trésors de narration et on ne voit pas passer les 3h26 au cours de cette fresque empoisonnée sur la tragédie des Indiens Osage. Déplacés de nombreuses fois, relégués sur une terre stérile, les Indiens Osage virent le vent tourner quand leurs terres se révélèrent riches en pétrole. Conservant par traité leurs droits sur la terre, ils la louèrent et devinrent à la fois la nation indienne la plus riche d'Amérique et la cible de toutes les avarices des Blancs.
Killer of the Flower Moon dépeint un véritable grand remplacement, où la culture des Osage disparaît dans leur occidentalisation et ou leurs droits sont perdus au fil des mariages, des arrangements et des disparitions plus ou moins violentes, sans qu'aucune enquête ne soit jamais menée et avec la complicité implicite de tous les Blancs locaux.
Pour incarner son histoire Scorsese emploie un double point de vue. Le film est à la fois l'histoire d'Ernest Burkhart, qui rejoint le patronage de son oncle et dont le film suit majoritairement les péripéties, et celui de Molly, d'abord courtisée puis mariée à Ernest, qui imprime son rythme au film, entre observation taciturne et volonté justicière. La force du film ne réside pas dans la résolution des meurtres et ne fait d'ailleurs pas trop de mystère là-dessus, mais plutôt dans son observation méticuleuse de la déliquescence d'une nation au travers d'un couple éminemment complexe — un mélange réussi entre l’intime, le privé et le public. Ernest est un « bon gars », pas très malin ni forcément très éduqué, qui obéit naturellement à la figure d'autorité paternaliste que représente son oncle et dont il semble adopter les vues racistes et cupides, tout en témoignant tout au long du film une réelle affection et un réel amour pour sa femme et sa famille. Molly de son côté n'est pas si naïve vis-à-vis de ses prétendants blancs qui cherchent avant tout son argent, et vois bien dans la disparition régulière et inexpliqué des membres de sa communauté, sa famille en premier, des corrélations suspicieuses. Mais cette suspicion fait jeu égal avec une force de foi en l'humanité et l'aveuglement de l'amour. Ces deux protagonistes sont profondément humains et faillibles, et recèlent en eux toute la richesse d'un film qui certes prends clairement parti mais n'en est pas moins nuancé.
La longueur du film permet d'installer avec crédibilité ce climat délétère, fait de petites trahisons, de renoncements et de non-dits. Si j’ai pu être dure avec de nombreux films récents sur leur durée, j’ai trouvé qu’ici Scorsese a suffisamment de choses à dire pour justifier cette longueur. On ressent ainsi toute la détresse d'un peuple dépossédé de sa culture, de sa santé, de son autonomie — Molly doit justifier à son curateur chaque dépense — et au final de leurs droits.
La fin du film offre une mise à distance intéressante stylistiquement autant que cruelle — une affaire d'état impliquant le tout nouveau FBI reléguée à un fait divers divertissant du dimanche soir — où la justice un goût bien amer.
Le trio d'acteur principal offre une partition subtile et frappante. On a rarement vu DiCaprio dans un rôle de naïf veule, un rôle complexe et fascinant. Lily Gladstone est elle aussi une véritable force terrestre, un roseau qui plie mais ne se rompt pas et qui en dit peu mais on exprime beaucoup. De Niro est pour sa part une pièce de jeu plus discrète et pourtant omniprésente et inquiétante. Je n'avais pas beaucoup de doutes de la part de Scorsese et son équipe, et le film est une grande réussite formelle avec notamment un montage au cordeau qui conserve un rythme lancinant mais soutenu. Film d’époque, il y a un grand soin apporté aux costumes et aux accessoires, entre les tenues traditionnelles, le passage des années folles et l’occidentalisation… des détails qui là aussi contribuent à une immersion puissante.