Traquer (l’homme derrière) le monstre…
C'est fou comme l'audiovisuel (dé)forme la perception de certains principes. Par exemple, et un peu comme un effet pervers d’une culture audiovisuelle et cinématographique (trop ?) formatée, très longtemps une vision très biaisée (voire binaire) de la force coercitive a traversé mon esprit. Ainsi, pour définir ce concept, côté américain, j'y accolais des termes de force au sens physique, d'esthétisme, de débauche de moyen, d'instinct voire de brutalité saupoudré d'un sens certain du divertissement. A contrario, ma perception de la force coercitive côté français était plus cérébral, moins ostentatoire, avec une exigence dans le raisonnement supérieure aux moyens utilisés et soumis à de nombreuses contraintes (budgétaire, temps...).
Puis, comme pour ébranler ces certitudes, sont venus des "claques". "Les Experts" et le sillon creusé par Olivier Marchal (cinématographie en cours d'exploration) ou des séries comme "Engrenages". Pour simplifier, ces claques venaient sonner le glas d'un choix au moment d'essayer de mettre des images sur le concept de "police". En somme, "Julie Lescaut", "Navarro", "Commissaire Moulin" n'étaient plus les référents français. Adieu aussi, "Nash Bridges" et autres "Les Dessous de Palm Beach" pour "conceptualiser" les forces de l'ordre. Allant d'un épisode à un arc d'épisodes voire à une saison, le processus de résolution était remis au centre de l’intrigue. Oui et tant pis si cela se faisait à renfort d’objets tous plus high-tech les uns que les autres.
Corollaire de ce rebattement de carte, en France, le genre a souvent mélangé résolution d’affaires avec le profil de ceux et celles qui enquêtent, ajoutant ainsi un nuancier de couleurs supplémentaire, un additif loin d’être superficiel. Jadis raillé pour son manque de moyen, son côté rudimentaire et pour ses moyens limités comparé à ses homologues anglo-saxon, le 36 Quai des Orfèvres ne bénéficie même plus d’une entreprise de réhabilitation type "ravalement de façade" dans son traitement audiovisuel. On assiste plus à l’exposé assez brut de la cohabitation d’une équipe, d’une brigade pour résoudre une affaire.
Plus que les moyens, c’est bien le caractère laborieux, procédurier et pénible du travail d’enquête que "SK1" met en exergue. Et si on y ajoute la superposition, la collusion d’ego, d’avis et de situations sociales, on obtient très vite des catalyseurs, des freins et donc autant de raisons à voir une enquête piétiner, prendre la mauvaise direction. Certes, in fine, cette force coercitive est usitée mais point de chèque en blanc. En s’attardant sur la traque du "Tueur de l’Est Parisien", on s’aperçoit de la tension inhérente à la résolution d’une affaire. Qui plus est quand celle-ci s’étale sur presque 15 ans.
Loin d'idéaliser leurs conditions de travail sans pour autant verser dans l'hagiographie naïve, "SK1" sous-tend en toile de fond cette tension entre les tenants du pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif dont dépend le "36". Pour résumer, les deux entités ont un objectif commun (la traque de Guy Georges) mais avec des moyens bien distincts et propres. Ce fil conducteur est en plus dicté par une exigence de résultat, une nécessité de ne pas créer une psychose et de maintenir l'ordre public. Aussi, guidés par ces principes; confortés chacun dans leurs prérogatives, on comprend le poids et la pression inhérentes à cette traque. Et difficile de ne pas franchir la frontière (ténue) séparant les deux pouvoirs. Et si dans les faits cette frontière est bien définie, on comprend très vite que la traque de Guy Georges devient un enjeu crucial et central tant pour le pouvoir judiciaire qu'exécutif. L’amplification crée par les médias ainsi que les attentats du RER Saint-Michel en 1995 ne feront qu’aggraver cette quête.
En s'attardant sur la trajectoire sinusoïdale d'une enquête, en allant au-delà de l'arrestation et du simple énoncé des faits reprochés et en plongeant le spectateur dans les arcanes d'une des enquêtes les plus connues de la fin du XXème siècle, "SK1" met en exergue la différence de définition du terme "traque" selon que l'on se place du côté des forces de l'ordre ou du pouvoir judiciaire.
Et pour illustrer ce propos, le film choisit de mettre en lumière deux personnages représentant chacun à leur manière une certaine idée de la fonction qu'il représente (assez fièrement d'ailleurs). Ainsi, (l'excellente) Nathalie Baye excelle dans son obsession de décryptage, de fouille minutieuse mais rationnelle concernant son client, Guy Georges. Même si tout concorde à faire de lui LE coupable, l'actrice cherche à faire fi d'un surplus d'émotion, de préjugés et traverse le film sur ce fil si fin de l'équilibre entre défendre son prévenu sans pour autant l'excuser. En somme, elle ne cherche pas à être intimement convaincue mais se donne comme mot d'ordre de baser son dossier sur des certitudes.
Raphaël Personaz apparaît dans ce film un peu comme l'antithèse de Nathalie Baye. Là où cette dernière apparaît comme un "ténor du barreau", une "assidue" de ce type d'affaire (et leurs à côtés), le personnage qu'incarne Raphaël Personaz est une sorte de jeune loup entrant au "36" et qui va gravir peu à peu les échelons. On le voit ainsi débuter par les fadettes, l'épluchage des dossiers puis prendre confiance et avoir la confiance de sa brigade en déroulant hypothèse, raisonnement, remise en cause de certaines pistes le tout rythmé par les ratés, les points mort, le maintien de la cohésion d'équipe et le remodelage de la brigade (dont il finira par prendre la tête)
Et comme pour illustrer cette (sacro-sainte) séparation des pouvoirs, le film enchaîne entre le point de vue de l'un et de l'autre. Entre eux, pas d’affrontement, si ce n’est ce face à face dans les derniers instants du film. Point de parasitage ni d’antagonisme. En somme pas d'état d'âme, ni de promiscuité, une étanchéité à toute épreuve en somme. Loin de tomber dans la dénonciation ou l’hagiographie, "SK1" entend définir et illustrer les composantes incriminées dans la résolution d’une affaire, leurs rôles, leurs limites, leurs doutes.
Et de doute, il en est énormément question : face à la multiplication des pistes (ou pas), la véracité et l’authenticité des preuves avancées, le film évoque la tenue de l’enquête entre individualité et guerre d’ego. Et c’est ce même doute qui traverse les deux personnages. Ainsi, Nathalie Baye se trouve confronter au sens à donner à sa mission alors que tout semble montrer la culpabilité de Guy George. Entre l'approfondissement sur l'histoire de l'accusé, la peur de voir s'estomper le lien de confiance entre avocat et prévenu, on devine assez aisément le malaise que crée cette affaire mais cette intuition est vite balayée par la rationalité et ce devoir d'intégrité que s'impose le personnage. Ce sentiment d'impasse habite également Raphaël Personaz: du renoncement (à certaines pistes) à l'échec en passant par le phagocytage de cette affaire sur sa (leurs) vie(s) personnelle(s), cet aveu d'impuissance alors que s'accumule les forfaits et donc les pistes et les preuves, c'est finalement le quotidien d'une brigade qui est mise en lumière (et sur la durée qui plus est). Et même si leurs fonctions sont bien distinctes, leurs parcours et leurs personnalités assez distantes, on note cette antipathie commune face à l'incertitude: quand bien même les preuves font "consensus", et si même "tout porte à croire que", il y a chez ces personnages ce souci (humble et professionnel) de questionner, remettre en cause, étayer jusqu'à en arriver à une conclusion solide. Il ne s'agit pas d'arriver à une conclusion irréfutable, juste à un raisonnement n'ayant écarté aucune hypothèse, n'ayant délaissé aucun paramètre, du moins le plus possible. La manière dont est confondu Guy Georges abonde en ce sens: certes les preuves sont réunies, des raccourcis ont été pris, un certains nombre d'éléments tendent à faire coïncider l'individu recherché avec Guy Georges, d'autres moins. Mais rien n'est moins sûr, tout reste à prouver. Le face-à-face entre Raphaël Personaz et Guy Georges puis les multiples face-à-face entre ce dernier et Nathalie Baye le prouve. Tant dans le regard des protagonistes que dans le contenu des conversations, la parole du prévenu a son importance.
En s'attardant sur une affaire mainte fois narrée, de nombreuses fois évoquées, "SK1" aurait pu tomber dans la facilité: la cruauté des crimes commis, leur multiplication ainsi que le profil du suspect étaient autant d'éléments pouvant mettre le film sur les rails du film "inspiré" (au sens édulcoré voire travesti) de faits réels. En se plaçant du côté des "traqueurs" du monstre et de l'homme derrière le monstre, "SK1" démontre, sans artifice ni amplification superfétatoire, que toute (en)quête est loin d'épouser une trajectoire rectiligne. L'étalement dans le temps vient un peu plus souligner ces difficultés qui sont d'ordre technologique, humain (effectifs affectés à cette recherche) que politique (avec le passage du mitterandisme aux débuts du septennat de Jacques Chirac et l'incursion de groupes terroristes comme le GIA). Et comme pour ne pas en rajouter, la mise en image de ce film va dans ce sens, ne pas dévaloriser ni glorifier ce travail en l'occurrence: belle photographie, sorte de grain d'image de l'époque, musique réduite à sa plus simple expression pour laisser s'exprimer l'équipe et la résolution de l'enquête. Tout au plus ce "tictac" lancinant (voire stressant), cette mélodie qui exprime la tension autour de la traque du "Tueur de l'Est parisien".