En 1930 Luis Buñuel écrit L’Âge d’or avec l’aide de son fidèle ami Salvador Dalí, avec lequel il avait déjà écrit le scénario d’Un Chien andalou, film qu’il réalisa l’année précédente. Les deux artistes se revendiquèrent du mouvement surréaliste (du moins ponctuellement concernant Buñuel), ce mouvement artistique prenant son origine dans le dadaïsme et définit par André Breton en 1924 dans son Manifeste du surréalisme. Véritable révolution du milieu des années vingt, c’est un art libre, dénué de toute logique ou de toute rationalité formelle qui fait son apparition. Parmi les mots d’ordre de ce renversement des conventions : la provocation, la subversion ou le scandale font office d’objectifs.
Si elle fut un moyen pour Buñuel d’intégrer officiellement le groupe surréaliste, la sortie d’Un Chien andalou s’accompagna donc déjà d’un scandale retentissant. Scandale qui trouva son origine dans le caractère provocateur de Buñuel d’une part, mais surtout par l’aspect avant-gardiste incompris du film, dont ses apparentes incohérence et irrationalité restent énigmatiques encore aujourd’hui. De plus, la violence de certaines scènes et le caractère sexuel des comportements de certains personnages choquèrent le public de l’époque. Malgré tout Un Chien andalou ne se veut que relativement peu porteur d’une critique sociale, religieuse ou politique. Il reste avant tout un manifeste pour la liberté de l’art et d’expression, une explosion des limites de la raison pour mieux ouvrir les portes vers l’infini du monde de la représentation. L’Âge d’or contient, lui, beaucoup plus d’éléments offensifs à l’encontre de la société et notamment d’un état de la bienséance bourgeoise, voire du milieu bourgeois en général. Cette critique passe par une mise en scène subversive d’actes religieux, sexuels etc. et la mise en image de propos antipatriotiques, anti-humanistes, antichrétiens, et en définitive anticonformistes extrêmes.
La trame principale du film est l’histoire d’amour entre un homme et une femme issus d’un milieu bourgeois. Celle-ci reste malgré tout un fil conducteur aux digressions multiples, parsemé de séquences irrationnelles, allégoriques. L’Âge d’or s’ouvre sur ce qui ressemble à un documentaire à propos d’une race de scorpions venimeux, en référence aux textes d’un entomologiste célèbre du XIXème, Jean-Henri Fabre. Les Souvenirs Entomologiques de Fabre ont longtemps été considérés par Buñuel comme la plus grande œuvre littéraire jamais écrite. Il revint sur cette considération à sa découverte des Cent Vingt journées de Sodome du Marquis de Sade qu’il considère comme l’œuvre la plus importante de tous les temps. Il détourne à la fin du film le récit de Sade en faisant sortir les quatre bourreaux du châteaux de Silling : c’est un passage très controversé du film dans lequel il a osé donner au duc de Blangis, l’un des quatre notables tortionnaires et pervers de la fiction de Sade, l’apparence d’un Christ en prière.
Les premières projections du film eurent lieu au Studio 28, un cinéma que fréquentent et affectionnent Buñuel et Dalí. Le film plut aux surréalistes qui le considérèrent comme un véritable manifeste du mouvement. Néanmoins le film ne tardera pas à faire un scandale d’envergure et de violence sans pareil.
Les sujets qu’abordent Dalí et Buñuel sont bien trop sensibles pour que les producteurs s’y risquent. C’est véritablement grâce aux mécènes Charles de Noailles et son épouse Marie-Laure qu’ils purent venir à bout d’un projet si subversif. La situation politique et sociale de la fin des années vingt est pour beaucoup dans ces réticences face au scénario de L’Âge d’or. Le contexte de l’époque est celui d’un point de rencontre entre une stabilité d’après la Première Guerre, et celui d’une crise économique sans précédent induisant les prémisses du prochain et plus grand conflit mondial. Ce mécénat permit donc une liberté totale d’opérer. Buñuel n’eut pas à s’autocensurer de quelque façon que ce soit comme il fut courant dans le cas de réalisateurs menacés par le pouvoir de censure. En effet l’industrie cinématographique à l’époque prétextait des contraintes financières pour opérer une pré-censure afin d’évincer les sujets et propos qui pourraient nuire à certains groupes puissants, politiques ou religieux notamment. Ainsi c’est très souvent du côté des productions indépendantes, comme celles des De Noailles qu’on retrouvait les plus courageuses entreprises de subversions et de détournement des normes morales imposées par la société ou le pouvoir. C’est donc sur les Noailles que le scandale du film allait se répercuter. Les institutions établirent le producteur comme responsable d’avoir laisser faire un tel film.
C’est le 3 décembre 1930 qu’éclate concrètement le scandale. Au Studio 28, dirigé par Jean-Placide Mauclaire, la troisième projection du film va être le théâtre d’actes de violence et de vandalisme. Lorsqu'à l’image, un personnage dépose un ostensoir dans un ruisseau, des cris se font entendre dans la salle. Plusieurs groupes politiques d’extrême droite se sont introduits à la projection dans le but d’interrompre la séance. L’un des groupes n’est autre que les Camelots du roi12, habitués de ce genre d’actions. Sont présentes aussi La Ligue des patriotes ainsi que La Ligue anti-juive dont les noms explicitent déjà les intentions de leurs membres. On peut y entendre « Mort aux juifs ! » ou encore « On va voir s’il y a encore des chrétiens en France !». Les membres font alors rouler des bombes fumigènes, détruisent le mobilier, maculent l’écran d’encre et matraquent les spectateurs. Les tableaux d’artistes comme Dalí, Max Ernst, Man Ray, Miro ou Tanguy exposés dans le Studio 28 sont déchirés. De nombreux spectateurs vont demander le remboursement de leurs billets, si bien que Mauclaire, incapable de tenir financièrement jettera l’éponge et abandonnera la direction du cinéma.
Après ces événements les ligues de censures redemandèrent tout d’abord la suppression de certains passages. La première intervention lors du passage obligatoire en commission du film avant sa sortie avait entraîné la suppression d’une phrase dans le film : « […] qui n’ont Dieu que leur lubricité ». C’est désormais la coupure de deux scènes entières qu’impose la censure.
Cette projection et cette intervention des manifestants marquent donc le début d’une censure sans concessions et d’un acharnement de la presse (notamment de droite) particulièrement virulent. On pourra lire dans Le Figaro du 10 Décembre 1930 « La patrie, la famille, la religion y sont traînées dans l’ordure ». Ces réactions eurent pour conséquence un retentissement très grand du scandale du film, un effet boule de neige qui va compromettre totalement la distribution du film.
Le 9 décembre 1930, le Conseiller de l’Ambassade d’Italie explique au Directeur des affaires politiques que le titre même du film est une offense à son pays, visant le régime actuel (offense appuyée par les multiples plans sur la ville de Rome : 18 tableaux et 8 scènes la montrent). De plus c’est la représentation d’un personnage très petit, portant des moustaches semblables au Roi Victor-Emmanuel III d’Italie accompagné d’une très grande femme, qui par le contraste sera pris comme une humiliation inacceptable. Ainsi le Conseiller va demander un nouvel examen de la censure.
Ainsi le 11 décembre Jean Chiappe interdit officiellement le film de projection. Les préjudices sont énormes. Pour Mauclaire qui s’était engagé dans la distribution du film au Studio 28, c’est la faillite. Après avoir subit de multiples harcèlements quant à des coupes du film, il se voit retirer entièrement toute copie et se retrouve endetté de plusieurs centaines de millier de francs. Les Noailles sont affectés et subissent des assauts répétés de la presse et des détracteurs. Néanmoins il vont préserver une copie qui circulera secrètement à partir de 1937 sous le titre très ironique Dans les eaux glacées du calcul égoïste. Le film restera officiellement interdit jusqu’en 1981 et restera pour toujours le symbole d’un anticonformisme qui dérange le pouvoir, d’une volonté de liberté et d’indépendance à toute épreuve.
Le film de Dalí et Buñuel dérangea par son anticonformisme et sa provocation acerbe. Au regard des événements qui allaient précéder cette période et de la montée des fascismes on ne peut que souligner le caractère essentiel de l’entreprise. Certains auteurs spécialisés assimilèrent Buñuel à un Arthur Rimbaud du cinéma.