L'Air de Paris fait partie de ces films "après Prévert" (et aussi après Trauner) de Marcel Carné qui n'atteindront plus la dimension mythique des Enfants du paradis, d'Hôtel du nord ou du Jour se lève. Mais, justement, ce qui fait la singularité et la force de l'Air de Paris c'est la reconstitution du duo Gabin/ Arletty, quinze ans après leur première (et unique !) rencontre dans Le jour se lève. Plus précisément, c'est ce que signifie, cette reconstitution, dans, et pour, le cinéma de Marcel Carné.
Nos chers acteurs, comme les mousquetaires de Dumas, ont pris 20 ans, plutôt que 15. Jean Gabin entre dans sa période "rôles de patriarches" (chirurgien/juge/patron de restaurant/commissaire, en attendant Président du Conseil), l'extraordinaire regard d'Arletty est encadré de pattes d'oies et son parler est demeuré délicieusement "d'avant guerre".
Paris, aussi, a pris 20 ans : au Paris populaire magnifié en studio de Trauner s'est substitué le "Paris 50" gris de suie, des extérieurs d'André Dumaître et le quartier des halles, qui donne lieu à une des premières scènes, vit sous la menace de son déménagement.
Et voilà nos acteurs, mariés, formant un couple de direction de salle de boxe à Grenelle, elle à l'administration, lui à l'entraînement. Ils n'habitent plus dans un garni mais dans un deux pièces au dessus de la salle, quand survient, le jeune premier, Roland Lesaffre, qui semble à Gabin, enfin, un espoir prometteur du noble art. L'entraîneur va chercher à faire de son poulain un champion. C'est finalement cela qui donne le sens du film : la génération d'avant guerre qui doit passer la main à celle d'après guerre. A la sidérante, et censurée, beauté nue d'Arletty, succèdent les images appuyées de la semi nudité du boxeur, à l'entraînement, au combat et au lit. A l'échec de Gabin, dont on comprend qu'il fut un boxeur modeste, doit se substituer le succès du futur champion. Mais voilà, cela ne fonctionne pas. Ni dans le scenario, ni sur l'écran. Le boxeur ne deviendra (sans doute) pas champion, et Roland Lesaffre ne sera jamais Jean Gabin, pas plus que la jeune première, Marie Daems, malgré ses réelles qualités d'actrice et une belle manière d’attraper la lumière, ne pourra devenir Arletty.
La manière de filmer ce dédoublement générationnel de Marcel Carné est ambigüe : croit-il en la possibilité de cette transmission ou est-il en train de dresser le procès verbal de son échec ? Avec le recul du temps, on opte évidement pour le second terme de l’alternative, mais c'est bien la tension entre les deux qui fait l'intérêt majeur de ce film.
Encore une chose sur la thématique "vingt ans après". Pour le Carné d'avant guerre, l'ami de Gabin est un Blier maladroit, pour celui d'après guerre, c'est un couple d'épiciers italiens ; pour le Carné d'avant guerre, le Quai de brumes comme l'Hôtel du nord sont peu peuplés d'étrangers, pour celui d'après-guerre, le monde populaire de la boxe, celui de la salle d'entraînement comme celui du lieu du combat est presque majoritairement noir et arabe. Discrètement (car cela n'intervient que dans l'image et n'a aucune incidence sur le scénario), c'est le signe que les enjeux coloniaux qui travaillent l'époque : tourné au moment de Dien Bien Phu, le film sortira quelques semaines avant la Toussaint 1954 qui marque le début de la Guerre d'Algérie.