Gilles Lellouche s’impose désormais comme un pilier du cinéma français, après un parcours semé d’embûches. Débutant dans les années 2000, il a d’abord connu des seconds rôles dans des productions majeures comme Mesrine : l’instinct de mort ou Ne le dis à personne, et a été mis un peu plus en avant en 2010 avec Les Petits Mouchoirs de Guillaume Canet. Mais s’ensuivent quelques années de traversée du désert, où des films comme À bout portant, Gibraltar ou encore Les Infidèles échouent à convaincre, aussi bien la critique que le public.
C’est en 2014 que son retour au premier plan se concrétise, avec trois films coup sur coup : Mea Culpa de Fred Cavayé, un thriller d’action percutant où il forme un duo marquant avec Vincent Lindon ; La French, où son interprétation du gangster marseillais Gaetan Zampa est acclamée ; et enfin L’Enquête de Vincent Garenq, où il incarne avec force un journaliste enquêtant sur l’affaire Clearstream. Ces films relancent sa carrière jusqu’à son triomphe en 2018 avec Le Grand Bain, une comédie dramatique touchante sur des hommes en pleine crise existentielle qui s’inscrivent à des cours de natation synchronisée. Ce film, qui allie humour et gravité avec une grande sensibilité, rencontre un immense succès public avec 4,2 millions d’entrées et plusieurs nominations aux Césars.
Après ce succès, Gilles Lellouche poursuit sur sa lancée. À partir de 2020, sa carrière prend une nouvelle ampleur avec des performances marquantes dans Bac Nord de Cédric Jimenez, où il livre une prestation puissante, et dans Adieu Monsieur Haffmann, où il est tout simplement exceptionnel. Sa participation à des films comme Goliath ou Kompromat confirment son talent, tandis que sa prestation dans le très remarqué Je verrai toujours vos visages de Jeanne Henry impressionne. Malgré un passage dans Astérix et Obélix de Guillaume Canet, où il est l’un des rares à surnager dans un film globalement décrié, sa carrière prend une nouvelle dimension.
Arrive enfin L'Amour Ouf, présenté au Festival de Cannes 2024, dans une édition marquée par des œuvres très attendues comme Megalopolis de Coppola ou Furiosa. Passé quelque peu inaperçu dans cette compétition dense, L’Amour Ouf est pourtant une œuvre qui mérite une attention particulière. Cette fresque romantique et musicale de 2h50 retrace l’histoire d’amour passionnelle entre Clotaire et Jackie, deux adolescents des années 80, dans le Nord de la France. Leur relation, marquée par leurs différences sociales et des aspirations divergentes, évolue avec le temps, entre la quête de liberté de Jackie et la plongée de Clotaire dans la délinquance. Le film les suit jusqu’aux années 90, où Clotaire, après dix ans de prison pour un crime qu’il n’a pas commis, tente désespérément de retrouver celle qui a toujours hanté ses pensées, malgré sa nouvelle vie rangée.
La première chose à souligner dans L'Amour Ouf est sa construction. Le montage, habilement orchestré par Gilles Lellouche, fait le lien entre les destins de Clotaire et Jackie, offrant à chacun des scènes qui enrichissent progressivement leur personnalité. Les procédés visuels employés, tels que les transitions, le split screen, ou encore les jeux d’ombres et de lumières, relèvent d’une véritable recherche esthétique. Ces techniques permettent de mettre en parallèle les deux réalités vécues par les personnages, tout en soulignant leurs conflits intérieurs. Lellouche jongle avec des éléments visuels qui rappellent des références au cinéma de la stylisation, où l’illusion et le symbolisme sont essentiels.
Impossible de critiquer ce film après un seul visionnage, tant il foisonne d’idées par minute. Parmi les procédés utilisés, on retrouve la surimpression, qui superpose plusieurs images pour suggérer des pensées ou des souvenirs, une technique liée au montage associatif, où les idées se chevauchent pour créer une réflexion complexe. Des gros plans insistent sur les regards dans des champs-contrechamps intenses, tandis que le hors-champ musical est dosé avec une précision remarquable. Certains plans évoquent une contemplation quasi malickienne. Terrence Malick, connu pour ses films où le temps semble suspendu, est ici évoqué par la manière dont Lellouche capte la beauté visuelle, mais avec une intention narrative plus directe. Les moments contemplatifs ne sont jamais gratuits : chaque plan panoramique, chaque morceau de la bande-son, sert à faire avancer l’intrigue, contrairement à certains cinéastes comme Xavier Dolan, dont le style peut parfois tomber dans l’excès.
Le film parvient à éviter cet écueil, en gardant une retenue qui empêche l’exagération tout en conservant une grande force émotionnelle. Cette maîtrise se ressent également dans la narration, où l'histoire d'amour entre Clotaire et Jackie, tout en restant au centre, est entourée de multiples autres formes d'amour. Lellouche explore l’amour paternel (Alain Chabat envers sa fille incarnée par Adèle Exarchopoulos), maternel (Élodie Bouchez en mère de Clotaire), fraternel (entre François Civil et Raphaël Quenard), mais aussi un amour plus sombre, à travers Vincent Lacoste, glacial et violent dans son rôle. Cette pluralité donne à la fresque une dynamique particulière, faisant de L’Amour Ouf un film chorale où chaque personnage enrichit le message global.
Cependant, un petit bémol peut être relevé concernant l'arc narratif de Clotaire, qui semble manquer d'une conclusion pleinement satisfaisante. Certaines zones d'ombre de son personnage restent inexploitées, laissant un goût d’inachevé. Mais ce détail ne gâche en rien l’expérience générale.
Au final, L’Amour Ouf n’est peut-être pas le meilleur film de l’année, mais il s’impose comme un véritable tour de force de la part de Gilles Lellouche. Ce dernier signe ici une œuvre ambitieuse, visuellement aboutie, servie par un casting au sommet. Le réalisateur prouve avec ce film qu’il a non seulement appris des erreurs du passé, mais qu'il est désormais capable de livrer une proposition artistique forte et cohérente, qui le propulse, lui et ses comédiens, dans une nouvelle dimension.