Tout d'abord un grand merci à Carlotta : cet éditeur peut être qualifié de vital par tout ciné-dévédéphile qui se respecte tant il sait remplir son rôle : sortir des dvd avec un travail systématique de restauration, dans un packaging toujours réussi et beau, et qui comportent des suppléments très souvent instructifs et utiles. Avec, cerise sur le gâteau, une vraie politique d'éditeur qui fait de chaque sortie l'occasion, que dis-je l'opportunité, de découvrir ou redécouvrir une œuvre. Le coffret Borzage, incluant "L'Heure Suprême", "Street Angel" et "Lucky Star", sans oublier "La femme au corbeau", film perdu et désormais fragmentaire de 1929, obéit pour moi au cas de figure n° 1 : découverte d'un cinéaste dont je ne connaissais que le nom. Après avoir lu les critiques respectives de mes estimés éclaireurs Torpenn et Pruneau, je n'ai pas pu repousser plus longtemps l'achat de l'objet, et c'est au terme du parcours dans l'ensemble de ces films que j'ai tranché et choisi celui auquel irait mon petit commentaire.
"Street Angel" donc parce que des 3 (et malgré qu'il fasse office d'oublié par rapport à "L'Heure Suprême") c'est celui qui m'apparaît comme le chef d'œuvre le plus emblématique du style et du talent de Borzage, et de l'ambition de la Fox, en cette époque tardive du muet. Les qualités que Borzage a déjà démontrées y atteignent une forme de perfection : grâce au succès de "L'Heure Suprême", Borzage bénéficie de moyens plus importants (un immense plateau circulaire que pourra explorer une caméra montée sur grue), il y a aussi une émulation entre Murnau et lui qui le pousse à montrer qu'il n'est pas en reste. Tout cela se retrouve au service de l'association qui fit donc recette sur les films précédents : une histoire à sentiments (version moderne du conte de fées) que le public peut apprécier et une héroïne, aussi simple que magnifique, servie par l'actrice idéale : Janet Gaynor. Elle joue toujours le même personnage : une femme-enfant, personnification de l'innocence et de la générosité, frappée par les épreuves que le sort réserve à ceux de sa (pauvre) condition. Elle trouvera le salut (au sens d'asile et de félicité) dans l'amour, le vrai, celui du grand Charles (Farrell : sorte de Rock Hudson à frisottis).
Il suffit de se référer au plan initial. Sans mesure avec les superbes mouvements qu'on verra à travers la fausse Naples (d'abord pour découvrir Angela puis pour partir, avec Gino/Charles Farrell, à sa recherche) mais pourtant tout aussi magnifique. Un carabinier (le sergent, qui jouera un rôle dans l'histoire) émerge de la brume pour venir se poster devant deux hommes (un pêcheur et un quidam se faisant cirer les chaussures). Sans que la caméra ait bougé l'image est transformée par ce sergent qui se détache, avec son uniforme noir, sur le fond plongé dans la brume diaphane. Mais alors la caméra commence à reculer. Le cadre élargi, on découvre sur la partie gauche la rampe d'un escalier. C'est un autre carabinier qui en émerge pour aller rejoindre le sergent. Cette composition donne d'emblée une idée de la construction visée par Borzage : un dépassement de l'esthétique du plan "à deux dimensions" (premier plan, arrière-plan) par une troisième apportée par le mouvement ; le mouvement, ici un petit travelling arrière, convertit et transcrit la profondeur par des éléments qui ne sont pas frontaux (des objets ou des hommes) mais des formes, comme des empreintes partielles venant en surimpression (les traverses de la rampe ; on aura aussi des surfaces recevant des formes : les ombres dans les scènes de la prison ou de l'errance de Gino).
Il y a du baroque dans "Street Angel" (son cirque itinérant, ses personnages des bas quartiers, sa police d'opérette...) mais un baroque qui relève l'idée d'une harmonie supérieure et cachée. Dans le plan-séquence du début, la caméra est ainsi entraînée, au gré du mouvement apparemment anarchique des individus traversant la ville, vers la chambre que partagent Angela et sa mère. Plus tard, cette ville-décor servira d'échappée à Angela (fuyant la police ou à la fin un Gino furieux) en ménageant des replis (le "tambour le plus musical d'Italie", l'église) qui entrent dans l'accomplissement du dessein secret. La transcendance n'est pas toutefois synonyme de bondieuserie. Si la pureté d'Angela est un signe d'élection, elle est un défi aux modèles défendus par les ligues de vertu. On retrouve d'ailleurs la dialectique de la fange et de l'élévation à l'œuvre dans "L'Heure suprême" : Angela vient d'en haut, elle ira donc vers le bas (ce qui donne dans la chambre avec la mère un mouvement de plongée vers la rue, avec son imagerie de pavés luisants). La pureté finalement l'embarrasse car elle lui interdit le statut de pute tout en ne l'empêchant pas d'être condamnée. C'est là le tragique de l'histoire (et du mélo) : Angela est livrée sans recours à la loi des hommes qui ne connaît que les apparences (ici la prostitution et le vol, souillure réservée aux plus pauvres). Cette beauté poignante du personnage seul face à son destin culmine dans la scène de la "dernière heure" : rattrapée par le sergent, Angela obtient de passer une dernière heure avec Gino. Ils se quittent sans qu'elle ait eu la force de lui révéler la vérité. Emmenée par le sergent, on la voit tenter de poursuivre l'entretien amoureux qui se prolonge sous forme de sifflement (sur l'air de "O sole mio") entre elle et Gino. Mais sa gorge se noue. Entre rires et larmes, la Gaynor est absolument à la hauteur de ce personnage : incarnation de l'amour pur et bafoué, sujet de souffrances et objet de dévotion. On s'étonnera que cette pureté soit matière à obsessions sexuelles chez les éclaireurs mentionnés plus haut. M'enfin, pour être honnête je veux bien leur concéder ce point : quand Gaynor erre... Hot ! Oh man !
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