[Mouchoir #27]
Dans son ouvrage sur Les Sept Samouraïs, Clélia Zernik argumente que Kurosawa voyait en Mifune l’acteur par excellence et qu’il ne cessait de mettre en scène cette vision ; un acteur interprétant un autre acteur. Cependant, il paraît évident que le Senseï n’a pas attendu son pinacle pour œuvrer en ce sens. Ici, première rencontre avec Mifune, déjà épris à jouer plusieurs rôles : bestialité féline sur la piste de danse et caïd au costard immaculé aux yeux de tous, jusqu’à ce que les apparences tombent sous le poids trop lourd de la vie maladive, que son corps investisse constamment l’avant-plan comme pour témoigner de son inadéquation déphasée avec la réalité, qu’un miroir lui renvoie sa propre image, des reflets démultipliés, une personnalité fragmentée, et que finalement se révèlent l’enfant aux cauchemars et aux yeux d’agneaux, et le mort-vivant creusé de l’intérieur, aux joues noircies, au regard exorbité, à la démarche rampante dans cette peinture blanche qui tache dorénavant comme la crasse, jusqu’au salut d’une caméra ailée et de cendres déversées dans cette simple flaque ayant mutée, annihilant enfin le corps de notre vue.
Car à Mifune se lie cette eau boueuse, cette mare trace de l’après-guerre, que l’on se plaît comme ces enfants à regarder, en attendant sa fin proche, voyeurs de son agonie. Infectée par la vermine, elle s’apparente au Japon meurtri, s’accommode du corps penché de Mifune qui peu à peu tombe en son sein, sous l’égide de son attraction. Mais qui dit contamination dit aussi possible cure. Visitée par un ange, la voilà digne de revêtir quelques reflets étincelants, de propager la lumière sacrée des nuits noires réveillée par la mélancolie d’une guitare. Elle est cet être porteur du passé, capable de procurer la nostalgie et plus encore, le songe. Si Mifune, apercevant une poupée abandonnée dans l’eau croupie, rêve d’une course effrénée entre ses deux corps, scindés en deux, le second fraîchement déterré, c’est que son âme d’enfant se voit convoquée, et que l’avenir appartient à ceux qui savent se relever des pires épreuves ; en se combattant soi-même, c’est l’avant que l’on vise, Kurosawa déversant ici à nouveau l’absolu pouvoir de son espoir humaniste, afin de redonner ses lettres de noblesse aux rejetés de tous, même du Paradis. Homme, souviens-toi, tu es grand.
9,5.
[03/08/18]